Oscar Wilde (1854-1900) par Christophe Stolowicki
Poésie seconde
Plus encore que Mallarmé dont le trait de génie de n’abolir jamais le hasard fait rouler gagnant au seuil de la mort le dé d’une œuvre de prince des poètes, Oscar Wilde, qui assurait à Gide avoir « mis tout son génie dans sa vie, son talent seulement dans son œuvre », se trompait. Du tout au tout, du tout au rien va le génie dont le talent, à la dernière station passé laquelle votre ticket est enfin valable, dessert le cours inconscient. Chez Oscar Wilde, en un chassé-croisé unique.
S’était-il destiné à mourir (relativement) jeune ?
« Le poète, chassé de tous les théâtres », écrit Proust. Taquinant la muse dès l’enfance, ayant suivi de brillantes études, sous afflux d’influences dont celles de Whistler, Baudelaire, voire Euripide composant poème sur poème tous exquis et raffinés – Oscar Wilde s’escrime à vide, à faux sinon en vain (Le Sphinx, quoiqu’ignorant Œdipe, est un bon exercice rythmique), aussi peu poète que Tribulat Bonhomet le bien-nommé par Villiers de L’isle Adam. Tandis qu’à contre-muse un prince paradoxe sème son théâtre de provocants aphorismes, maximes, observations définitives, professions de peu de foi, avec cette politesse du paradoxe qui desserre, concentre l’aporie. Ceux qu’il isole en 1894 dans A few Maxims for the Instruction of the Over-educated et dans Phrases and Philosophies for the Use of the Young, paraissant en revue et dans le Journal d’Oxford, sont moins efficaces que sur scène.
De « The soul is born old but grows young », brève dont le génie monosyllabique de l’anglais rend décevante la traduction en prose : « L’âme née vieille rajeunit avec l’âge », remonte un savoir immémorial qu’Oscar Wilde assure être le propre de la jeunesse alors que l’âge adulte est suspicieux et la vieillesse crédule. Peut-être parce que l’anglais est musical, d’une pensée bien timbrée, « The love of oneself is the beginning of a lifelong romance », avec accent tonique sur la dernière syllabe, émane le musique même de la pensée. Son théâtre regorge d’allitérations, « brain and brass », « dowdies (mal fagottés) and dandies, « nothing succeeds like excess ». « Je ferais n’importe quoi pour retrouver ma jeunesse, excepté me lever tôt, faire du sport, ou être un membre utile de la communauté » : les porte-parole de son art de vivre, tous bien nés, sont la plupart de faux aristocrates n’ayant jamais chassé à courre ni brandi une batte de cricket. Théâtre de poète en trompe-l’œil.
« [One] should know everything or nothing. Which do you know ? – I know nothing » (Dans L’importance d’être Aimé – plutôt que Constant). Oui rien de préférence, de politesse, de nonchalance, de savoir profond qui dédaigne la compétence, en philosophe et en poète, de philosophie compatible avec la poésie comme un métier peut l’être avec la noblesse.
À son fils dont il a refusé d’épouser la mère enceinte, retrouvé vingt ans après et qui regrette de n’avoir pas fait d’études, Lord Illingworth, dans A Woman of no Importance : « If a man is a gentlemen, he knows quite enough, and if he is not a gentleman, whatever he knows is bad for him », intraduisible, irréfutable, définitif et faux. Aphorisme qu’on se repasse en bouche comme un bonbon joyau.
« Vicomte de Nanjac : J’adore manger ! Je suis si anglais dans tous mes goûts » (An Ideal Husband). À notre anglomanie répond la francophilie profonde d’un qui a écrit Salomé en français, dont l’anglais allitéré au français, painful pour pénible, tedious pour fastidieux, frowning pour fronçant les sourcils, nous est immédiatement intelligible et rend toute l’histoire de nos langues faite d’échanges croisés, de Marie de France à Oscar Wilde, d’une guerre d’occupation à l’Entente Cordiale. La construction de ses phrases est française.
Jamais une aussi forte intériorité, singularité n’a donné libre cours à une aussi exponentielle, nodale par endroits, extraversion. James Joyce avec Ulysse apparaît comme le héraut de l’Irlande, mais son héros est Oscar Wilde. « Si seulement on pouvait apprendre aux Anglais à parler, et aux Irlandais à écouter, la bonne société à Londres serait tout à fait civilisée. »
Ne pas trop s’attarder sur la poésie jeunesse de ses nombreux contes à arracher des cœurs d’enfant sur les brisées d’Andersen : un oiseau amoureux d’un roseau, englué dans l’hiver d’avoir plusieurs fois raté le coche de rejoindre ses frères au paradis d’Afrique, Le rossignol et la rose de même farine, ou untel surexploité de dénuement en déréliction par un mauvais ami qui se dit The Devoted Friend.
Autant les pièces de théâtre sont les dialogues d’un causeur étincelant, Le portrait de Dorian Gray, le seul roman, est son discours suivi de séducteur subtil déployant le nouvel évangile du devoir envers soi-même, nourritures terrestres solides en grâce. On comprend que Lord Alfred Douglas soit tombé sous le charme. Ici comme toujours c’est le séducteur, Lord Henry Wotton, aussi masculin que féminin (« the true refinement and perfect delicacy that in art, at any rate, comes only from strength »), qui porte un titre ; d’entrée de jeu, en quelques passes rapides d’un fleuret moucheté, il dérobe à un célèbre peintre, Basil Hallward, l’amitié amoureuse de son modèle Dorian Gray, lequel était devenu la seule source de son inspiration. À ce trait de cruauté la poésie se suspend.
Dans The critic as artist, et de quel autre art pourrait-il s’agir que de poésie, il démontre contre toute évidence que ne sachant que répéter, la pure création est très inférieure à la critique ; puis que sans esprit critique on ne peut rien créer de nouveau, que j’approuve davantage. Baudelaire fut l’un des grands critiques de son temps, et critique est un mot faible pour dire l’ouragan sur les lettres que firent déferler lucidement Rimbaud et Lautréamont. Ou, sensiblement à l’inverse, précédant un ton plus bas l’odieuse brève de théâtre : « Education is an admirable thing. But it is well to remeber from time to time that nothing that is worth knowing can be taught », pavé dans le jardin des poéticiens. Et, avec un siècle d’avance : « La critique la plus haute, comme la plus basse, est une manière d’autobiographie. »
Chassé-croisé de la vie et de l’œuvre. On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, écrit Gide, abondant dans le génie de Wilde première manière. Mais non plus dans l’exclusivité des mauvais. Il aura fallu cette catastrophe de sa condamnation à deux ans de prison pour que, dans The Ballad of Reading Gaol, il déploie enfin, au prix non seulement de sa vie qui s’y brisera mais d’un stupéfiant reniement, sombrant en Dieu (celui dont dans son théâtre il se faisait l’avocat narquois à l’instar de Sade), sombrant en Christ – son pur génie de poète.
Dans cette longue ballade dont la matière est la compassion pour un compagnon de geôle condamné puis pendu pour le meurtre de son amour, la musicalité exceptionnelle doit beaucoup aux reprises d’un pantoum libre, aussi disorderly qu’Harmonie du soir cultive un ordonnancement réglé – davantage au malheur qui a réduit en miettes tout l’esthétisme qui gâchait la poésie de Wilde. De vers en vers courent des rimes intérieures battant une mesure ancienne comme dans Greensleeves de Coltrane ; de sizain en sizain, tous alternant régulièrement hexamètres et octosyllabes, un pied s’y rajoutant parfois par un écart de prosaïsme qui marque la souffrance et la dure réalité de la prison, trébuchent imperceptiblement, certaines enjambant la strophe, les rimes approximatives d’une paronymie de fond : « Ah ! happy they whose hearts can break / And peace of pardon win […] How else but through a broken heart / May Lord Christ enter in ? »
« But each man’s heart beat thick and quick Mais le cœur de chaque homme battait épais et rapide », le français ne rend pas le beat de ce vers tout en monosyllabes. « About, about, in ghostly rout / They trod a saraband / And damned grotesques made arabesques / Like the wind upon the sand // With the pirouettes of marionettes / They tripped on pointed tread Ils dansaient sur la pointe des pieds » comme les pendus de Villon. Le martèlement de rimes intérieures de mots français marie l’explicite de notre langue à la densité de l’anglais en un accomplissement final.