Joë Bousquet et nous (1) par Christophe Stolowicki

Les Incitations

16 juin
2024

Joë Bousquet et nous (1) par Christophe Stolowicki

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« Si tu vis à la façon dont vole un oiseau, tu fais le monde nu jusqu’à l’œillet de yeux. »

 

Je découvre Joe Bousquet (1897–1950), cet intense poète paralysé à vie des membres inférieurs par une balle allemande en 1918, par son dernier cahier, Notes d’inconnaissance, de publication posthume : comme si je plantais un clou en frappant sur sa pointe : il s’enfonce plus avant dans le marteau.

 

Lisez / Lentement. Lisez comme un fou. Bousquet appelle un comment taire qui le préserve de l’explication de texte pratiquée par des myopes – plus alentie encore, diffuse se diffusant comme la fumée blanche qui annonce l’élection d’un pape. Il faut lui laisser le temps de travailler en nous.

 

« évidence désenchantée que le jour est une prison de lumière. Toute parole enchante un désenchantement. » Privé à l’âge d’or de toute vie amoureuse autre qu’idéale, il fore insurpassablement notre for tant intérieur qu’extérieur, tant qu’il accole à son antipode le psychanalyste Winnicott affirmant que seul un puissant amour maternel qui assure à l’enfant l’illusion que le corps maternel et le sien ne font qu’un peut le rendre capable de désillusion pour un sevrage réussi.

 

La méconnaissance est déjà la moindre des politesses, celle dont se dispensent à trop bon compte les philosophes incapables de ne pas avoir toujours raison. « CONNAISSANCE PAR LA MÉCONNAISSANCE », affiche Bousquet. Inconnaissance un concept chrétien de tournure plus fondamentale, à prendre ici par antiphrase.

 

« Sois, dans la vie, l’éclat de ce que lui promet la durée. » Si Leibnitz avait été poète. Si Nietzsche avait été plus grand poète. 

 

Quand les phrases basculent sur leur erre. À l’orée résolutoire recouvrée d’une langue, quand Tant crie-on Noël qu’il vient. À l’heure bleue où Céline, au bout de la nuit, mort à crédit, n’a pas encore basculé à cracher le venin dense de deux millénaires.

 

« Je noterai chaque événement, le purifiant de ce que j’en attendais » : quand un journal de bord s’efface devant le poème.

 

Ce qu’écrit Bousquet est si ample, si profond, prenant à la racine, au rhizome, qu’on aimerait citer certaines pages intégralement. – Je préfère les garder en glotte pour qu’elles poursuivent leur travail souterrain et y revenir comme à une terre vierge d’empreinte.

 

Sa substantifique moelle, semée d’épines.

   

Bien sûr, Notes d’inconnaissance a ses faiblesses. L’allégeance admirative à des réflexions générales, grasseyantes de philosophie, de Breton ou de Sartre, les phares brumeux de l’époque. L’accent chrétien diffus anachronique qui se resserre quand « Affranchir les hommes du péché originel » barre une page en diagonale. Mais par la force des choses (une balle mal logée) comme par celle d’une voix Une saison en enfer et Les illuminations, c’est moins un livre à lire qu’à relire, un livre de chevet, de recel, un livre qui ne vaut que s’il vous hante. 

 

 

 

« Je n’écrivais pas afin de savoir si j’écrivais bien, mais seulement pour montrer combien la langue était belle. Je ne vivais pas par amour de moi. » Ou « l’illusion blanche de l’avenir dans un siècle où le secret de la plus belle langue est perdu… » À des « instants qui ne se produisent pas pour le corps dont ils étaient le cri, mais pour le songe dont ils sont devenus la lueur. » Dans Le mal d’enfance, écrit à la quarantaine dans une volonté explicative (Bousquet déjà célèbre), où comme dans toute l’œuvre on ne pénètre qu’à petites goulées, tout est d’une extrême simplicité, et inextricablement insolite : au principe même de la poésie, une combinaison neuve de mots simples. Dans chaque phrase, du fondamental à l’épreuve.

 

Les échos prennent la langue au mot, à la glotte ; à la tempe d’un temporel que le spirituel n’efface pas. Comme si Dieu, est-ce sensé, de sang séché s’était fait surréaliste.

 

« on dirait que c’est une même chose que de se connaître et de se vouer » : une force dans l’introspection que donnent le catholicisme, ses remontées de catéchisme.

 

Avec Joe Bousquet, les attelles de la lecture prennent un coup dans l’aile.     

 

« Ne craignez jamais de trop me croire : on incarne tout ce qu’on ne sait pas, Mademoiselle. » Une balle allemande a fait de Bousquet le plus pur séducteur.

 

« dans l’enchantement des larmes où le vide sourit à la chair, l’éloignement de ceux que j’aimais a mis […] comme un regard dans chaque mot que j’allais leur dire » : la vie transfigurée par ce qui la rétracte en simple regard nu.    

 

Je remarque qu’à l’instar des Notes d’inconnaissance, quelques pages du mal d’enfance suffisent à me fournir l’immatière d’un livre ou deux. Immatériel, ce mot trop chargé de Dieu mais que des économistes, Marx en tête, ont piétiné au grand dam de l’homme.

 

Mais dont s’élève le génie quand la déprivation (ce vilain mot d’éthologue) sensorielle creuse, hausse son art à un étiage tutoyant ses sommets.

 

« Il pouvait faire clair autour de moi, je ne regardais que mon regard ; mon sang coulait dans les pierres ».

 

 

 

Inlassablement je m’introduis dans mes rêves – ce qu’il est dit des rêves ne me satisfait pas. Mais ce que Joe Bousquet évoque de ses songes me fait dresser l’oreille. Songe n’a pas comme rêve été contaminé par l’onirisme oiseux. Songe mieux que rêve retourne sur leur erre des siècles de méconnaissance du rêve, de forte allégeance au rêve, mais celle-ci inconsciente, de cet Unbewusste qu’ont frayé Nietzsche et Freud et dont l’œuvre de Bosquet est peut-être la meilleure traduction en français à ce jour.

 

Il fallait y songer.

 

Pour n’être pas un songe-creux mais pour décreuser ses rêves, faut-il n’avoir pas vécu ?

 

Pour ne pouvoir être lu qu’au compte-gouttes, tant elles diffusent comme des huiles essentielles.  

 

 

 

Notes d’inconnaissance, Rougerie, 1981.

Le mal d’enfance, suivi de Le fruit dont l’ombre est la saveur, marguerite waknine 2021, réédition de Le mal d’enfance, Denoël, 1939, et de Le fruit dont l’ombre est la saveur, Minuit, 1947.