Humains, trop d’humains, de Georges Sebbag par Christophe Stolowicki

Les Parutions

26 sept.
2024

Humains, trop d’humains, de Georges Sebbag par Christophe Stolowicki

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Humains, trop d’humains, de Georges Sebbag

 

« Le quadruplement de la population mondiale est l’événement rampant du [20è] siècle » – à son orée déjà, la saturation en gésine. L’Inde et la Chine multipliées par trois, l’Indonésie et le Proche-Orient par quatre ou cinq, le Maghreb par cinq ou six, l’Afrique de l’Ouest par six ou sept (après la Chine et l’Inde le prochain ballonnement, la nouvelle déferlante suspendue), le Brésil par sept ou huit. Les malheureux Européens, qui se reproduisent avec modération, ne savent pas sur quel chaudron ils grillent, mondialisés quel feu d’enfer ils alimentent, ils n’imaginaient pas que tel serait le corollaire de la décolonisation. « Actuellement le grand nombre s’accroît de 95 millions par an », quand nous sommes déjà plus de sept milliards.

 

Grosse comme le nez au milieu de nulle part, la lettre volée d’Edgar Poe soudain révèle sa charge implosive.

 

Encore au siècle pénultième, Nietzsche, que Sebbag ne fréquente que de loin, dénonçait die Überflüssigen, les superflus – avant que sa sœur et les pré-nazis n’entreprennent de falsifier de fond en comble sa pensée et que les nazis ne s’en réclament, ne s’en prévalent. Qu’Hitler à son encontre crée des Lebensborn, des haras humains. Ce dont notre nature dévoyée se charge à présent à une autre échelle.

 

C’est peu dire que ce livre est le bienvenu, prenant enfin une question vitale, virale pour l’homme par les épaules sinon à la gorge – pour l’homme qui fait l’autruche, ses humanitaires bêlant mal an aussi ballants que ses marchands et ses économistes en quête de nouveaux consommateurs, et ses écologistes plus sots encore s’il est possible, qui s’ingénient à recycler des déchets ménagers quand ils encouragent la pire des pollutions.

 

Georges Sebbag n’hésite pas à écrire « pullulement » ; suffoque des « grappes » qui nous tiennent lieu de « groupes ».

 

Mais, un rien discursif, il enrobe ses réflexions amères d’une sauce plutôt philosophique que philosophale. En revanche, sa sensibilité associe dans un même rejet « l’accumulation des corps, [le] vrombissement des images, [leur] avalanche, [le] gonflement des phrases, [… la] vitesse des chiffres, [le] rétrécissement du champ visuel, […le] lotissement du paysage, […] notre incapacité à fixer les ombres ni les nombres ; […] la publicité qui met l’art dans sa poche. »  Au hasard de sa riche érudition, nous croisons Swift en humoriste féroce, Havelock Ellis, Claude Cahun, auteure surréaliste et comédienne, les surréalistes historiques peu enclins à se reproduire sur un mode autre que platonicien, et bien sûr Gombrowicz que j’ai évoqué ici dans L’homme étouffe.

 

Freud, l’association libre. André Breton, l’écriture automatique. Peu les sépare. Mais Freud fier de ses six enfants, sa « richesse » de patriarche biblique puritain, alors que Breton s’en préserve (encore qu’il pourrait céder d’être père par amour pour Suzanne Muzard). – Je comprends mieux mon malaise sourd quand je lis Freud.  

 

Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une goutte de sang intellectuelle, Ducasse cité à propos de la numérisation. « Impossible de ne pas marquer un pas de côté devant cette abondance de nos frères en conformité. »

 

De notre époque raillés le culte de l’école et la scolarisation à outrance – mais sans l’insolence d’Oscar Wilde (If a man is a gentleman, he knows quite enough, and if he is not a gentleman, whatever he knows is bad for him), ni le respect de Dostoïevski pour la sagesse de moujiks analphabètes. – Sebbag lui-même enseignant.

 

Ce livre a cependant quelques défauts. Dès la première phrase (« Comme toutes les espèces vivantes, l’humanité tend à se conserver et à proliférer »), on est heurté par l’inculture éthologique : non, la plupart des espèces vivantes, celles qui durent, se gardent bien de proliférer mais régulent leur population. Sebbag n’a pas compris que l’homme, comme animal, s’est dévoyé. Il semble ignorer les célèbres expériences de John Calhoun en 1958 sur des rats en cage, bien nourris et de plus en plus nombreux, qui attaquent bientôt les femelles et les petits, ou s’évadent dans une échappatoire « schizophrène ».

 

Comme il ignore l’éthologie, il est naturel que son modèle soit Thomas Malthus (1766 – 1834). Abondant dans le défaut de ceux-là même qu’il critique, il croit que la modération reproductive est motivée à même par des raisons économiques, se référant à ce que la terre peut nourrir alors que le tir de barrage de la nature se situe bien en deçà, un nombre de territoires de parade du centre de l’arène à ne pas dépasser, tant chez les cerfs que chez les coqs de bruyère. Tels les hauts prix de l’immobilier dans les quartiers prisés de nos capitales. Quand Malthus préconise le mariage tardif (pratiqué aussi chez les cadres de la Chine communiste aux temps héroïques, à l’exception de Mao) , on ne peut que lire dans le choix de son remède au surnombre que l’Angleterre est déjà encombrée. Malthus contemporain de Sade dont les héroïnes ne veulent pas se gâter la taille.

 

Dans le même élan Sebbag méconnaît l’Histoire, dans les grandes lignes que dessine l’éthologie. Quand il nous a fallu les millénaires de la civilisation d’Œdipe, plusieurs siècles à l’encontre du précepte Croissez et multipliez, pour réguler notre instinct jusqu’à la libération des femmes, il serait injuste d’en attendre autant en quelques décennies de peuples dont huit enfants sur dix ne survivaient pas il y a peu. Mais le temps nous est compté quand les séquelles de la décolonisation nous crachent au visage.     

 

Il conclut sur le coronavirus qui vient de mettre à l’épreuve nos habitudes sans remarquer combien, quelle qu’en soit la cause immédiate, cette maladie de surpeuplement s’est propagée chez l’homme en perte d’immunité comme une traînée de poudre – un avertissement sans frais quand un super-Ebola nous pend sur l’échine ?

 

Sa sensibilité craque les coutures de sa pensée.

 

Cela aurait dû être un livre capital.         

 

 

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