Les fantômes comme les chats choisissent leurs maîtres, Daniel Sangsue par Jacques Barbaut
Auteur notamment des essais Fantômes, esprits et autres morts-vivants, essai de pneumatologie littéraire (José Corti, 2011), la pneumatologie étant l’étude ou la science des esprits (au sens « esprit, es-tu là ? »), et Rencontre d’un excentrique et d’une parodie sur une table de dissection (La Baconnière, 2021), Daniel Sangsue donne avec Les fantômes comme les chats choisissent leurs maîtres le deuxième volume de son journal, celui-ci courant du 5 janvier 2018 au 18 juillet 2023.
Cas exemplaire d’aptonymie assumée ou revendiquée, l’auteur, de nationalité suisse (à l’occasion de la lecture de Didier Blonde, il précise que son nom, non plus, n’est pas un pseudonyme), écrit à la date du 16 avril 2018 :
« Reçu mes exemplaires d’auteur de Vampires, fantômes et apparitions, nouveaux essais de pneumatologie littéraire [Hermann]. Bien que standard pour la collection “ Savoir lettres ”, la couverture met en valeur le terme d’apparitions qui se détache en caractère orange. Mais ce qui m’amuse est que Vampires est immédiatement précédé de Sangsue, association dont je rêvais depuis longtemps. »
Ce poéticien [p. 73] taphophile (puisqu’il éprouve un intérêt certain pour les cimetières), lecteur du Carnet du Monde (faire-part de décès) et du spécial week-end de Libération,
cite Victor Hugo : Un livre où il y a du fantôme est irrésistible ou (cas particulier d’ectoplasmie) : Constatons que l’œuvre des génies est du surhumain sortant de l’homme ;
fréquente les libraires de neufs, d’ancien ou d’occasion, ainsi que les vide-greniers, y achète des livres en abondance, tombe sur des pépites, se souvient qu’une fois, aux puces de Genève, fouillant des cartons de livres au sol, il s’était quasi heurté avec Starobinski se livrant à la même activité — dans les boîtes à livres, des trouvailles lui adressent des intersignes : « À Chevroux, dans une ancienne cabine téléphonique reconvertie en dépôt de livres, un ouvrage m’attendait : La Science de l’occulte de Rudolf Steiner (Triades 2012, première édition 1910). Cela faisait longtemps que j’avais envie d’avoir une idée de la théosophie » (46) ;
relate son invitation à participer à l’émission La Compagnie des poètes, animée par Manou Farine sur France Culture, en duo avec Ryoko Sekiguchi, auteure japonaise de Ce n’est pas un hasard (P.O.L, 2011), qu’aussitôt il se met en devoir de lire ;
se rend à des expositions, parmi lesquelles celle de Sophie Calle à Thoune, à la boutique du Kunstmuseum, il achète un livre (Actes Sud) regroupant deux ensembles textes-photos, Disparitions et Fantômes, « Repartant avec ce livre je suis heureux d’y voir conjointes mes deux passions successives », remarque-t-il (105) ;
hante les salles obscures pour de très nombreux « films de fantômes », est un fidèle suiveur de la programmation du Neuchâtel International Fantastic Film Festival (NIFFF) ;
est invité dans des librairies, des universités, des centres culturels et Salons pour signer ses livres, y donner une conférence, participer ici à une master class et là à une table ronde (lecteurs et intervenants, pour la plupart, ont toujours au moins une histoire « surnaturelle » à lui confier) ;
lit Idiotie de Pierre Guyotat, Martin Eden de Jack London, Icebergs de Tanguy Viel, Bruges-la-Morte de Rodenbach, Histoire du fils de Marie-Hélène Lafon, La Tache de Philip Roth… (de ses nombreuses lectures, il prélève systématiquement un morceau où apparaît, sous une forme ou sous une autre, un spectre, un fantôme, un revenant, sujets de sa spécialité et objets de ses marottes), Matière et mémoire de Bergson, dans une édition de 1908 non massicotée, livre qui attendit cent douze ans avant d’être coupé ;
est accro au journal de Pierre Bergounioux — s’extasiant de l’activité inlassable de ce polygraphe tout en la maudissant —, dont il lit méthodiquement les quelque 5 600 pages des Carnets de notes en cinq volumes, « il ne se passe pas grand-chose dans sa vie, mais il y a de l’intérêt à partager cette vie sans intérêt » (97), « Bergounioux peut faire penser à un Amiel contemporain, mais un Amiel chargé d’une famille et qui produit une œuvre à côté de son journal ! » (116), « Rien de fantastique ni de merveilleux dans cette œuvre. Il écrit d’ailleurs, en 2015, que la poésie lui est fermée parce qu’il a la hantise de l’exactitude » (149), il en recopie des passages, en résume la substance, les temps forts, les manies, ce qui nous dispense heureusement de sa lecture in extenso ;
s’insurge contre l’idée de faire entrer Rimbaud & Verlaine ensemble au Panthéon ;
taille un short à Joël Dicker et le rhabille pour l’hiver ;
m’apprend le sens du mot-valise « smombie » (154) et que le four crématoire du cimetière de Beauregard à Neuchâtel est relié à une chaudière qui alimente en eau chaude les foyers de la ville — ou « quand les morts servent encore à réchauffer les vivants » (157) ;
raconte quelques anecdotes savoureuses comme celle de Remy de Gourmont tentant d’obtenir « une concession perpétuelle pour reposer dans une boîte à livres des bouquinistes du Quai de la Seine » (171), nous révélant aussi que dans les « playlists de la mort », soit les musiques accompagnant les cérémonies funèbres, « Allumer le feu » de Johnny Hallyday se taille une place de choix lors des incinérations ;
établit un catalogue raisonné des livres qu’il a lus sur le thème de la disparition (Ettore Majorana suicidé ? réfugié dans un monastère ? ou happé par l’une des dimensions parallèles prévus par la mécanique quantique ?) : « La disparition est une apparition inversée. Même surprise, même étrangeté que dans l’apparition fantomatique. Et le disparu, tel un fantôme, a l’existence ambivalente du mort-vivant » (146).
Dans cet intervalle de presque six ans, ce collectionneur — « compilateur » serait un mot plus juste — aussi de synchronicités (terme qu’il répugne à utiliser), manifestations merveilleuses et inexplicables du destin, « hasards objectifs, coïncidences extraordinaires et autres phénomènes magiques » (68)
prend sa retraite de l’université de Neufchâtel ;
achète, dans un village de l’Aveyron, un presbytère (ce qui lui fait un point commun avec Michel Tournier, ce qu’il souligne), accolé comme il se doit à une église (abandonnée) du village, et à proximité immédiate d’un cimetière d’une dizaine de tombes ;
emploie pour la première fois les mots « coronavirus (Covid 19) », « confinement » et « ville fantôme » le 8, « pandémie » le 12, « masque » le 14 mars 2020 ;
vit le décès de sa mère dans un établissement médical spécialisé le jour anniversaire de la mort de sa propre mère à elle, soit la grand-mère de l’auteur : « Cela prouve, si c’était nécessaire, que l’inconscient existe » (215) ;
portraiture Volodymyr Zelensky en ancien acteur de série télévisée satirique élu président puis devenu résistant en chef ;
attribue fautivement l’œuvre la Place des écritures à Figeac — soit l’agrandissement x 10 de la pierre de Rosette, au sol, avec les trois écritures gravées —, celle-ci étant due à l’Américain Joseph Kosuth (H. H. n’étant qu’un photographe de l’œuvre) ;
écrit ces lignes, à propos du goût de Sciascia pour les livres anciens (Stendhal for ever), qui vibreront sensiblement chez tout grand lecteur un tant soit peu réceptif : « Livres et synchronicité sont souvent liés, car il [L.S.] ne cesse de trouver les livres qu’il lui faut au moment opportun : il m’arrive souvent ce genre de coïncidences, commente-t-il sobrement » (186).