Cahier de L’Herne Italo Calvino par Jacques Barbaut
« On peut entrer dans le monde de Calvino par bien des portes — fabuleuse, parodique, philosophique, ontologique, stylistique, visuelle, sémiotique, allégorique, ludique, méta-littéraire… Son écriture prismatique se laisse aborder par des versants divers. »
Perle Abbrugiati (p. 84)
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Débutant par le Sentier des nids d’araignée, le premier livre publié par Italo Calvino (il a 23 ans), qualifié de « (néo-)réaliste », en phase avec l’histoire immédiate, inspiré par l’expérience de la guerre (en 44, Calvino s’est engagé dans la Résistance italienne antifasciste en rejoignant un groupe communiste clandestin combattant dans le maquis ligurien), et salué par un article de Cesare Pavese paru dans l’Unita du 26 octobre 1947 (reproduit dans ce « Cahier ») et jusqu’aux ultimes ouvrages, inachevés, publiés de façon posthume — Leçons américaines : six propositions pour le prochain millénaire (1988), soit les conférences intitulées « Légèreté », « Rapidité », « Exactitude », « Visibilité », « Multiplicité », la sixième, « Cohérence », inachevée à jamais, ou Sous le soleil jaguar (1988), recueil de nouvelles projeté sur les cinq sens, auquel manquent le toucher et la vue —, Calvino est passé par les Fables italiennes (1956), florilège de contes issus du folklore des régions transalpines — « Il s’agit, je crois, du plus beau livre pour l’enfance qui ait paru en Italie après Pinocchio », Natalia Ginzburg (« Le soleil et la lune ») —, la trilogie dite « des ancêtres » (le Vicomte, le Baron, le Chevalier — pourfendu, perché, inexistant), les romans fantastiques, de poésie scientifique ou de science poétique que sont Cosmicomics, Temps zéro ou les Villes invisibles, les romans écrits pendant la période parisienne (1967-1980, square de Châtillon, avec vue sur la petite ceinture ferroviaire), « l’hyper-roman » le Château des destins croisés, les romans guidés par sa pente oulipienne (Si une nuit d’hiver un voyageur), les essais critiques (la Machine littérature, Pourquoi lire les classiques, 1991)… Avec cette activité scripturale incessante, sans omettre les notes de lecture, les quatrièmes, les argumentaires auquel le contraignait son activité au sein de la maison d’édition turinoise Einaudi, les articles et interventions régulières dans les journaux (commentaires de l’actualité scientifique, artistique ou politique), ce sont quasi toutes les cases d’un échiquier des possibles littéraires qu’a tenté de remplir ce « virtuose du concept » — au point que l’ensemble des textes rassemblés remplirait l’équivalent de sept volumes de la Pléiade (un premier volet étant d’ailleurs annoncé pour la rentrée), précisent en ouverture les deux maîtres d’œuvre de ce cahier, Christophe Mileschi et Martin Rueff.
Fidèle à la tradition des « Cahiers de L’Herne », ce cent quarante-quatrième numéro propose plus de soixante-dix articles, se répartissant à peu près équitablement entre, d’une part, textes, hommages et témoignages, d’amis, de confrères et compagnons de route, de critiques, d’universitaires, et, d’autre part, de nombreux inédits d’Italo Calvino, extraits de correspondances, interviews, interventions, préfaces, chansons et même arias pour un opéra bouffe — les uns avec les autres entrelacés.
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• « J’ai porté à son terme le projet d’écrire des romans “ apocryphes ”, dont j’imagine qu’ils ont été écrits par un auteur qui n’est pas moi et qui n’existe pas, dans mon livre Si une nuit d’hiver un voyageur. […] J’ai donc dû écrire le début de dix romans d’auteurs imaginaires, tous en quelque sorte différents de moi et différents entre eux. Un premier roman tout en soupçons et en sensations confuses, un deuxième tout en sensations corporelles et sanguines, un troisième introspectif et symbolique, un quatrième révolutionnaro-existentiel, un cinquième cynique et brutal, un sixième plein de manies obsessionnelles, un septième logique et géométrique, un huitième érotico-pervers, un neuvième tellurique et primordial, le dernier apocalyptico-allégorique. »
Italo Calvino (« Le livre, les livres », 1984)
• « Le socle narratif sur lequel repose la réflexion de Calvino en matière de récit est constitué par deux lectures d’enfance paradoxales. Deux livres ont marqué sa formation de lecteur : d’un côté Les Aventures de Pinocchio de Carlo Collodi (paru en 1881) et de l’autre L’Amérique de Franz Kafka (composé entre 1911 et 1914 mais publié seulement en 1927). Le premier est taillé dans le bois inusable des récits populaires, il a ses racines dans les contes et les traditions italiennes de la comédie. Sa construction est un modèle de rigueur narrative […] Le second est un roman fragile, complexe de construction, morcelé, parcellaire et inachevé. […] La narration est un chaos, les comportements du héros sont étranges, le réel est imaginaire […] On ne peut rêver deux modèles aussi opposés et la tentation est grande de simplifier et de dire que l’œuvre de Calvino a consisté à les faire cohabiter et se rejoindre. »
Paul Fournel (« Italo Calvino, un chemin de silence »)
• La question fondamentale est qu’on ne fait pas la preuve de la valeur d’un guerrier (c’est le véritable thème du film) en gesticulant au milieu de la mêlée, mais au contraire en restant assis sur un petit tabouret, immobile, les mains posées sur les genoux écartés, le buste droit, tandis que tout autour les morts tombent comme des mouches sous un jet d’insecticide. C’est la seule manière pour le sosie de prouver qu’il est vraiment roi. Il ne faut pas croire cependant que l’on ait plus de chances de survie en restant assis à sa place : dans le film, la boucherie n’épargne personne, pas même les rois sédentaires ni leurs états-majors pétrifiés. Mais ils auront au moins défendu une valeur, une ligne de conduite, tandis que les hommes d’action impatients courent au-devant de leur ruine sans sauver ne serait-ce qu’une once de style.
Italo Calvino (« Kagemusha de Kurosawa », 1980)
• « Calvino décrit successivement notre rapport à la complexité, à l’infini ou à l’autre. Monsieur Palomar, c’est lui. Monsieur Palomar doit se lire à la fois comme le livre de la maturité et celui de la plus grande liberté. Le titre ne doit rien au hasard : Calvino songeait au mont Palomar, près de San Diego en Californie, et à son télescope astronomique, le plus grand du monde jusqu’en 1976. Car monsieur Paloma observe, Monsieur Palomar fait de Calvino un écrivain de la contemplation, de l’observation, un écrivain du regard. Bien sûr, par sa précision entomologique, Calvino s’approche de Proust, mais sa démarche rappelle Barthes, et sa densité évoque le Monsieur Teste de Paul Valéry, auquel viendrait s’adjoindre une mélancolique et bienveillante présence aux autres. »
Hervé Le Tellier (« Calvino à Paris, treize années de mutation »)
• Rien ne donne davantage l’idée d’une dimension en plus que les maisons de Venise, dont les portes d’entrée s’ouvrent sur l’eau ; c’est toujours un défi pour la paresse mentale de l’homme de terre ferme de se faire à l’idée qu’il s’agit bien de la vraie porte d’entrée, tandis que l’autre qui donne sur le campo ou sur la calle, est seulement une porte secondaire. Mais il suffit de réfléchir un instant pour comprendre que la porte sur le canal relie la maison non pas à une voie aquatique en particulier, mais à toutes les voies sur l’eau, à l’étendue liquide qui enveloppe la planète. La véritable analogie est avec l’antenne de radio ou de télévision car c’est aussi une porte sur une autre dimension, invisible et illimitée.
Italo Calvino (« Venise : archétype et utopie de la ville aquatique », 1974)
• « Malgré donc la chute de toutes les illusions culturelles, la culture de Calvino, je le répète, est restée intacte, tout en demeurant Illusion : et, en tant que telle, elle a atteint la perfection formelle d’un objet, d’un merveilleux fossile. La culture spécifique de Calvino, par ailleurs, qui est littéraire, une fois libérée de sa fonction, de ses devoirs, est devenue pareille à une mine désaffectée, où Calvino va prélever les trésors qu’il veut.
« Qu’y prélève-t-il ? Avant tout, une écriture métallique presque cristalline, mais légère, incroyablement légère : l’écriture du jeu. À cette légèreté, Calvino ne se soustrait jamais : il n’y a pas un seul instant où en écrivant il ne chevauche à bride abattue, comme s’il était parti à l’aventure : et pourtant, dans cette errance pour l’errance, l’élégance, le souci désintéressé de l’élégance, n’est jamais trahie à aucun moment. »
Pier Paolo Pasolini (« Sur Italo Calvino »)
• Écrire a toujours été chercher à effacer quelque chose de déjà écrit et mettre à sa place quelque chose dont j’ignore encore si j’arriverai à l’écrire.
Italo Calvino (« Pourquoi écrivez-vous ? », 1985)