Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, dix-neuf par Jacques Barbaut
Prendre le train en marche. Un train qui conduit en Ardèche. Jusqu’au pied d’une colline. La colline dite « de Juliau ».
Prendre le train en marche. Un train qui est parti dès 1980. Et le rejoindre — in extremis — pour sa toute dernière étape.
Prendre le train en cours de route. Pour un voyage qui, s’achevant, se compose désormais de dix-neuf stations ou sections. Réparties en onze volumes publiés chez deux éditeurs.
(Avertissement : Il n’est pas nécessaire d’avoir lu les épisodes précédents pour pouvoir raccrocher (à) ce wagon-ci.)
Des citations en état de vibration ; des questions à foison (une esquisse de maïeutique ?) ; des listes nominales de « choses » (gestes, animaux, phénomènes), souvent les mêmes, recomposées, réagencées, énoncées le plus souvent par trois (rythme ternaire) ; du jaune à profusion, un quasi-monochrome ; un paysage une image un cadrage un motif — « Continuer. La colline continuait » [p. 198] ; la queue fauve d’un renard qui zigzague ; les effets conjugués de langue et d’écriture...
Affectant la forme d’un journal avec notations datées — section dix-neuvième : d’octobre 2018 à avril 2020 —, ce volume se présente aussi sous l’aspect d’un dialogue amoureux entre deux entités ou personnages indéfinis — « la fabrication d’une cellule qui va devoir sa définition à l’abandon des identités » [187] — en promenade, dialogue qui emprunte le vouvoiement — « un jour nous nous serions tutoyés et tout aurait été différent » [185] —, et dont l’expression privilégiée, de beaucoup, est l’interrogation, incessante, lancinante.
— Avez-vous déjà levé les yeux vers de la parole ? (26)
— Vous me direz la vérité en images ? (33)
Et cette autre question :
— Quand vous écrivez, me tenez-vous la main ? (38)
— On dirait que vous ne me regardez qu’à m’écrire, n’avez-vous que ce désir ? (57)
— Vous souvenez-vous de la couleuvre sur le muret ? (75)
— Vous voulez dire que vivre peut se consommer comme de la fiction ? (115)
— Est-ce de la conscience malheureuse ou de la joie au présent ? (127)
— Et le lièvre, on l’aurait vraiment cajolé ? (142)
— Et lorsque vous cesserez d’écrire tous ces épisodes, que se passera-t-il ? (148)
— Après le renard, c’est une didascalie ? (204)
Texte littéralement parsemé, tissé, par des citations, une bonne centaine, typographiquement caractérisées par l’emploi des guillemets, des caractères italiques et du gras, et par des appels de notes renvoyant en fin de volume aux références desdites citations (Tristan et Yseult, L’Homme sans qualités, Fragments d’un discours amoureux…), abandonnées comme autant de petits cailloux posées sur le chemin, ou bornes-repères étoilant les pages — « lire relance la machinerie, y injecte de la fièvre » (181).
Ce matin je regardais ma bibliothèque : je vous y devine souvent, milliers de livres dont la presque totalité de ce qu’ils racontent est oubliée. Pourtant je suis la conséquence de toutes ces lectures. Je suis tous ces livres et je suis cet oubli. (59)
« La création littéraire est une douce et merveilleuse récompense, mais en échange de quoi ? C’est un salaire pour le service du diable. » [Agnès Rouzier, Lettres à un jeune Allemand]
Voire citation d’une citation :
« Cette nuit qu’on découvre quand on regarde un homme dans les yeux — on plonge son regard dans une nuit qui devient effroyable. » [Hegel, Philosophie de l’Esprit, in Annie Lebrun, Un espace inobjectif]
Une prose qui épouserait une promenade…
[…] auriez-vous senti cela, la tactilité du récit, le ruisseau engourdi, le muret sauté et nous voici à nouveau réunis entre deux virgules […] (p. 47, « Interlude »)
… une promenade qui sous-tendrait un programme.
Ainsi m’aurez-vous longtemps écrite en colline. En loutre, en genette, en verbes et en jets d’eau. (169)
Et pour le jaune des genêts, le jaune badigeon, un surjaune, récurrent comme les saisons — Vert était un verbe, jaune patientait. (97) —, l’énoncer suffirait à le faire t(e)inter.
Le jaune peut faire le saut passionnel de la virgule, une conviction d’efficacité. C’est pourquoi il faut travailler les images, en enlever beaucoup pour que ça aille plus vite. (38)
Le genêt se répand, trempe dans le jaune. L’image est passée et repartie. Dans le cœur elle a changé de nature. Jaune est le nom de cette modification, le pivot du désir quand les yeux tournent, se retournent, écrivent qu’ils le font, se perdent dans la phrase qui boite, vont dans le paysage pour calmer la douleur, dans l’image pour son silence. (49)
— Ou bien conjuguer avec de la couleur, l’emporter dans la langue qui veut, le fouetter au jaune… (90)
On entrelace le tout : on mélange du jaune avec du bleu, des citations & des images, des gestes hésitants avec du désir, l’amour avec les jeux du langage, « deux corps sous influence […] la bousculade du dehors, les complots et le ballet du bonheur » (147).
« Elle se souvint d’avoir dit devant lui qu’elle aimait le jaune. »
[Mme de La Fayette, La Princesse de Clèves]
Aubade, lièvre, seuil. (54)
Cigales, jet d’eau, cri de brouette… (59)
— Une course dans la prairie, un exploit dans le jaune : n’en sommes-nous pas souvent la récompense ? (69)
Départ de perdrix, balle perdue de la buse, pas comptés dans l’herbe haute. (87)
Deux jaunes qui ne feraient qu’un genêt, mille genêts, mille fois la buse crie, la perdrix croule, le pin grandit. (89)
Glissade dans le hallier, main fragile, chant du troglodyte. (103)
Jaune irritant, colline impartageable, tableaux muets. (105)
— Voyez le jaune dans les yeux, le soleil penché, la phrase pensive, l’idéogramme des vaches sur la pente. (111 — salve des trois « pan » !)
Rose liquide, pelage d’ombre et ombre citron. (157)
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Vous avez dit lyrique ? (p. 51, « Pense-bête intermédiaire »)
« Lyrisme sec » ou « lyrisme ras », proposent les confrères.
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Roncier hypnotique, voltes, mèche, regard de fée.
— Viendrez-vous ?
(Ce sont les derniers mots de cet ultime volume...)