Robert Filliou Poèmes, scénarios, chansons par Jacques Barbaut
Our sanity is madness.
Montrer ça par la méthode bouddhique ?
C’est-à-dire, pour éviter la démonstration, répondre aux questions par des choses absurdes.
— Se mettre sur la tête,
— Faire des grimaces,
etc.
« Le lion sous la peau du cochon », p. 123
Avertissement liminaire : veuillez dès le seuil consentir à « déposer les armes de la saisie critique » (p. 31), accepter d’être dérouté, abandonner tout repère ordinaire, culturel, spatial, occidentalo-centré, logique, esthétique : autant dire que le déboussolement, la désorientation, la singularité, seront ici la règle.
Dans une introduction empathique d’une vingtaine de pages, après avoir déploré qu’aucun livre de Robert Filliou n’était plus disponible en librairie, Emma Gazano, la conceptrice de l’ouvrage qui a établi la liste des textes sélectionnés, présente celui « qui faisait de tout », en tant que performeur, artiste multi- et transdisciplinaire — « poète, méditant, acteur, inventeur, maître spirituel, pédagogue, mais aussi, selon ses termes, harmonisateur, animateur de pensée, transmetteur… » (p. 19) —, et le livre qu’aussi elle nous offre, choix de textes tirés d’une valise en bois, conçue en 1972-73 par Filliou himself, contenant à l’origine trente-deux manuscrits et tapuscrits élaborés entre 1958 et 1965, corpus portatif, polymorphe, « parfois mystérieux » (29), sorte d’« auto-archivage » — textes pour quelques-uns inédits, nombre d’entre eux écrits en anglais (Filliou, franco-américain, était parfaitement bilingue) et traduits pour l’occasion : « scénarios, chansons grivoises, poèmes-actions, contes pour enfants, pièce bilingue, poèmes à terminer chez soi, notes de travail, poèmes sonores, etc. » (30).
Robert Filliou, dont Emma Gazano relativise l’assignation quasi automatique au mouvement Fluxus — « Fluxus est juste un mot. Je ne suis pas membre d’un mot » (R.F., cité p. 12) —, commençait systématiquement sa bi(bli)ographie officielle par une première ligne mentionnant l’écriture d’un rapport administratif coécrit avec des collègues des Nations unies, organisation pour laquelle il travailla un temps : Le Plan quinquennal pour la reconstruction et le développement de la Corée du Sud (1953), signifiant ainsi l’« entrelacement indéfectible entre les dimensions existentielles et poétiques sous la forme du concept cardinal de Création permanente » (18), soit la continuité radicale, ou principe de non-séparation, entre art et vie.
« Ajoutez à cela la façon dont j’ai vécu, le fait que j’ai refusé de voir l’art comme une carrière tout en refusant de faire autre chose. Cela explique que beaucoup de mes travaux aient été perdus ou détruits ou volés, cela n’a pas d’importance. » (R.F., cité p. 17-18)
Et puisque tous les parcours biographiques à lui consacrés, même les plus succincts, précisent toujours et très vite : « bouddhiste, il suit l’enseignement tibétain », comment ne pas penser à la Voie du Milieu représentée par Nâgârjuna, laquelle se présente paradoxalement comme une absence de voie, école bouddhiste qui met à mal tous les préceptes ancrés de la logique d’Aristote : « Tout est vrai, non vrai, vrai et non vrai, ni vrai ni non vrai ; tel est l’enseignement de l’Éveillé » ou (autre traduction, sanscrit, IIe-IIIe siècle) « Tout est bien comme il semble, rien comme il semble. À la fois comme il semble et non comme il semble. Ni l’un ni l’autre. Tel est l’enseignement progressif des Buddha. »
Source (Stances du milieu par excellence, XVIII, 8, éd. Guy Bugault) qui permettra notamment de mieux goûter la « Non-Pièce n° 1 » : « C’est une pièce à laquelle personne ne doit assister. Autrement dit, c’est la non-venue de tous qui constitue la pièce, ainsi que l’importante publicité faite au spectacle dans les journaux, à la radio, à la télévision, par des invitations privées, etc. […] Autrement dit, si les spectateurs viennent, il n’y a pas de pièce. Et si aucun spectateur ne vient, il n’y a pas de pièce non plus… C’est-à-dire, d’une manière ou d’une autre, il y a une pièce, mais c’est une Non-Pièce. » (p. 142)
« Non-pièces » comme il proposa aussi une non-encyclopédie, des « non-poèmes » (« Coca-Cola / Le poème qui rafraîchit / Le poème consiste en sa promotion », p. 150) et des « non-symphonies », non-style et textes apparentés au nonsense (« longs poèmes courts »), aux fatrasies (quand « Gagarine » rime avec « aspirine » : « comme reluque la gonzesse / comme trois orfèvres à la Saint-Éloi / comme sont pendues dans l’escalier » [93] ; « vaisselle mouvement perpétuel / la cuisine passe mais la ? reste / lavez celle que vous aimez vous-même / the dishwasher is soon out of his depth // Complainte des 27 Torchons», « Carnet de plonge » [159]), à l’absurde (« Un coup de pied au cul, c’est une expérience. Deux expériences, c’est un roman. Deux coups de pied au cul tournés en un roman, c’est le diable », 165), aux ritournelles et aux contes naïfs, « sans queue ni tête » de Monsieur Bleu (« Pourquoi les fourmis partirent sous terre », 69, « La foule », 72, « L’éléphant vert », 81).
Pensée de la non-contradiction qui semble aussi avoir conquis Emma Gazano, qui écrit dans son intro : « Le poète ne se préoccupe pas de conservation » (p. 18) et, trois pages plus loin « L’artiste assume le rôle de conservateur de son propre travail, dont il ne délègue plus la gestion » (p. 21), à moins que dans son esprit le « poète » (« profession » que R.F. mentionnait sur son passeport) ne se juxtapose pas exactement avec l’« artiste ».
Gazano, enfin, l’éditrice (au sens anglo-saxon) dont je citerai trois notes de bas de page (dévotion ou mimétisme ?) : « Les fautes d’orthographe et de syntaxe des manuscrits originaux ont été conservées » (p. 33) ; « Ce texte étant resté à l’état de manuscrit dans la valise, nous espérons vivement avoir correctement déchiffré la graphie de Filliou » (122) et, enfin, appelée après « buvant de la Tuborg » : « marque de bière danoise » (129).
« […] et pour moi ça ne fait rien si l’art n’existe pas pourvu que les gens soient heureux » (Robert Filliou, cité p. 23).