Pierre Guyotat et l’Algérie (coll.) par Jacques Barbaut

Les Parutions

03 févr.
2024

Pierre Guyotat et l’Algérie (coll.) par Jacques Barbaut

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Pierre Guyotat et l’Algérie (coll.)

L’expérience fut restituée in extremis dans Idiotie, le quatrième et dernier livre autobiographique publié « du vivant de l’auteur », en 2018, qui lui valut tous les honneurs, c’est l’expérience de l’Algérie, ou plutôt l’expérience de « la guerre d’Algérie », effectuée — de mars 1961 (il a 21 ans) à novembre 1962 — en tant qu’appelé du contingent : Guyotat, désirant assumer le « risque physique fantastique », refuse le sursis et refuse de devenir officier.

Lors d’une permission à Alger, c’est la visite du légendaire Sphinx, « garni d’ascenseurs montant descendant » — « une maison close qui constituait le lieu privilégié de l’imaginaire orientaliste et de l’érotique coloniale ». (p. 98)

 

L’arrestation pour indocilité, atteinte au moral de l’armée française, complicité de désertion et possession de textes interdits, lui valent dix jours d’interrogatoire par la sécurité militaire, trois mois au cachot « au secret », puis son transfert dans une unité disciplinaire.

 

Succédant à l’assujettissement, à l’esclavage, l’indépendance d’un pays est étroitement reliée à celle, définitive, du poète, démobilisé, délivré des injonctions militaires, du sur-moi paternel.

 

Les Carnets de bord postérieurs reviennent sur ce vécu, expriment des inquiétudes, des scrupules ; après un voyage de retour sur la terre algérienne (1967-68), dans le désert notamment — « un opérateur de transmutation poétique » (145) —, cette note signifiante : « Ainsi, ma hantise d’avoir peu “vu” pendant ce mois d’Algérie. Mais un bon article lu en France suffira (sur les Aurès, par exemple, et les nomades). Algérie 1960-62 (expérience confuse et incomplète, léthargique, mais qui sait…) ».

 

Ce sera, pour contrer la langue des militaires — « un français rudimentaire, dominateur, de plus énoncé par les voix de l’autorité la plus contestable qui soit […] une grande pauvreté d’expression, une raréfaction rapide sous la répétition des mêmes ordres idiots, des habitudes de relâchement, d’abandon : un langage sexuel basique pour tout, mais laid, sans éclat, sans invention » —, la fabrication, la forge, de cette langue d’une obscénité et d’une « étrangeté » inouïes, celle de Prostitution (1975), le premier livre « en langue », précisément, une langue pour fictionner les bordels d’une rue d’Alger, « un espace que je me suis créé, explique-t-il, pour que le langage y soit le plus libre possible, la langue la plus inventive, la plus interrogative, la plus drôle possible ».

 

C’est une Algérie spectrale — comme il existe L’Afrique fantôme de Michel Leiris, « c’est la seule lecture d’un aîné qui l’ait marqué », affirme Denis Hollier (« Guyotat ethnographe », p. 142) —, ou une Algérie fantasmée, « comme un lieu utopique, légendaire, rêvé ».

 

C’est le texte cru, perturbant, éprouvant, « énigmatique », publié en 1975 dans Tel Quel, repris dans Vivre : « J’écris maintenant dans la langue de mon viol », qui raconte l’agression sexuelle subie par l’auteur à l’âge de sept ans « dans la caisse à papiers de la plus haute classe évacuée de l’école populaire libre », caisse dans laquelle « quatre [Grands] d’onze à quatorze — différence d’âge, différence de classe » le jettent : « […] fouaillant l’emplacement de ce trou par où je m’enfouis avec les sons de mon viol, patois roman, diphtongues actives, renforcement stéphanois du a, mue arabe, qui ne cessent qu’à l’éjaculation de l’Algérien » — « origine plausible de la scénographie prostitutionnelle, esclavagiste, qui parcourt Prostitution et toute son œuvre, en souligne “l’inhumanimalité” », écrit Gérard Nguyen Van Khan dans son article intitulé « L’Algérie dans la langue de Pierre Guyotat : Laïd et Prostitution » (p. 75), et ce sera l’effacement ultérieur de la nationalité de l’un de ses agresseurs dans cette scène réévoquée, réécrite à quelques reprises, une autocensure qui est interrogée par deux des contributeurs de ce volume collectif.

 

Ce sont évidemment les échos d’un « paysage sonore » (« Guyotat ne parle ni l’arabe ni le berbère, mais il l’entend pendant tout le temps qu’il passe en Algérie », Tiphaine Samoyault, « Sabir et translation »), les résonances, les brouillages, dans l’écriture de Tombeau pour cinq cent mille soldats, de Eden, Eden, Eden, les toponymes allusifs, les noms propres inconnus des atlas, qui rendent les lieux insituables, les pays indéterminés, indiquant un refus radical de l’identification — une Algérie, enfin, dispersée, irréalisée, caractérisée par sa « présence absente » (Philippe Roger).

 

 

« Pierre Guyotat s’insurgeait quand on entendait faire naître son œuvre en Algérie ; les traumas étaient plus profonds, plus lointains, le génie aussi venait de plus loin. » (Donatien Grau, p. 45)

 

Quelques-unes, présentées ici, des scènes, des pistes, des postures, des figures, en relation avec ce « lieu matriciel de l’œuvre », qu’explorent douze contributions, issues d’un colloque s’étant déroulé les 23 et 24 novembre 2022 à la Bibliothèque nationale de France, à laquelle Pierre Guyotat, dès 2004, a légué ses archives — manuscrits, correspondance papier et numérique, carnets, photographies, enregistrements (fonds PG : 185 boîtes).

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