Acrobaties dessinées et Beauty Sitcom de Sandra Moussempès par Anne Malaprade
L’acrobate est celui qui danse dans et sur les cordes. Cordes extérieures, cordes objectivées, visibles ou invisibles, plus ou moins tordues, plus ou moins tendues. Cordes intérieures, surtout : ce lieu et ce lien intime par lesquels la voix poétique fait entendre sa matière-émotion. Ces cordes désaccordées apparaissent aussi comme des nœuds avec lesquels Sandra Moussempès joue, construit, conçoit, ficelle et enserre. Elle en dénoue également quelques-unes : acrobaties chantées, vocalisées, criées, dessinées, écrites… Il semble que ces dernières soient aussi périlleuses que déséquilibrées : le partage entre le noble et l’ignoble, le beau et le laid, l’acceptable et l’interdit, le féminin et son Autre, la mère et l’enfant, n’a plus la netteté des concepts philosophiques. Quelque chose de dangereux est remis en danger, aucune sagesse n’étant désormais envisageable. Doux danger qui peut séduire, intriguer, mais également exaspérer.
L’acrobatie est une virtuosité qui se déploie dans la vie de ce livre-ci, prolongé par un CD comportant neuf performances sonores. Sandra Moussempès est une femme de la balle, comme on dit de certains artistes qu’ils en sont les enfants : l’art brouille les pistes comme les repères, les identités et les stratégies émotives. Ici le présent se nourrit d’archives intimes et collectives et il danse, jusqu’à les piétiner, sur certaines de ses articulations. Fragments narratifs, expériences de trans/poésie, journaux, photographies, lettres, phrases assassines, icônes cinématographiques et autres vestiges de fillettes : Sandra Moussempès recycle les références et fait glisser sur les fils (des cordes plus légères, des lignes tonales et descriptives) les souvenirs et les désirs, les regrets et les disparitions, les scènes et les mises en scène. Généalogie, filiation, chronologie, retour de l’éternel, plutôt qu’éternel retour. La petite fille a donné naissance à un fils mythique, le père disparu et tellement aimé n’a pas effacé Antigone ; les mères, les anges, les figures idéales exterminent dans le bruit et la fureur. Au lecteur de franchir les seuils, comme les écrans, traverser les miroirs et les espaces, renverser le noir et blanc, dilater l’entre-deux. La peur et l’interdit donnent des ailes à l’antiprose, au vers détourné, à la reprise sitcom, pop, acidulée. Un autre scénario est toujours possible dans l’insaisissable variation, qui convoque des motifs et des ressources techniques actuels et démodés. « Remake » : toute section de vie, toute expérience, tout effondrement est à refaire. Toute série à écrire, pour dire et crier l’abandon. Le naufrage est rattrapé par une mélodie ou un geste, le conflit exacerbé par la bataille d’un nouveau texte contre lui-même, l’invention d’une chorégraphie sur l’écho des travaux et des jours.
Ces divers dispositifs marchent sur les extrémités, les extrêmes peut-être : extrémités d’une langue qui dérape du français à l’anglais, extrémités d’une prose qui renverse les vers, extrémité d’une voix qui chante la parole et prononce le chant, extrémité des souvenirs dont la pointe touche toujours le présent le plus présent, extrémité d’une page qui fonctionne comme un écran de papier. Sandra Moussempès n’est jamais plus elle-même que lorsqu’elle se livre et se projette ainsi dans un livre-dossier (dé)rangé. Au devant de son obscurité, en plein dans sa propre image, au risque d’y conjoindre celle de Narcisse. Malgré et contre soi, devenir, rester, témoigner, et voyager à l’intérieur des techniques et des choses, des modèles et des types. En s’appliquant à lire et à écrire comme on pense, « je pense à penser à ma place », et le je devient le je de tout autre : la place est décriée, la pensée démontée, le sujet dépensant l’amour incertain qu’il se voue à lui-même.