Claro, Tout autre chose par Pierre Vinclair

Les Parutions

24 oct.
2023

Claro, Tout autre chose par Pierre Vinclair

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Claro, Tout autre chose

La table des matières sur laquelle se referme Tout autre chose contient deux sections : la première (une quarantaine de titres) est intitulée « Matières » et la seconde (qui en compte onze) « Autres matières ». Cela sans doute dit déjà quelque chose — ce qui importe, c’est la matière, ce sont les matières, mais les matières ne sont pas faites que de matière, car ce que recueille une table des matières ce sont des œuvres de l’esprit. Pour donner un aperçu de ce qui est en jeu ici, je préfèrerais malgré tout, à la grille d’un sommaire (qui parle de tout, mais par son seul titre), l’exemplarité d’un texte (qui peut valoir comme échantillon). Voici donc la dernière et plus courte prose des « Matières » : 

 

Le lacet, si nécessaire

 

Outil d’humiliation par lequel l’enfant apprend à trébucher, et qui, sous forme d’orvet, aime à se glisser entre l’autre semelle et la chaussée, le rire appelant la chute, la chute surprenant en nous ce qui avait tendance à s’assoupir. Au pire du nœud, nous le savons, se contracte une gorge invisible, aussi ne serrons-nous jamais assez cet ombilic destiné à d’affreux destins. (p. 57)

 

Il y a tout dans cette petite prose ; du moins il y a tout ce qui m’intéresse dans Tout autre chose, et je vais essayer de dire pourquoi. Comme dans le reste du livre, Claro ne fait pas semblant de dresser le portrait d’une chose pour nous la faire connaître. Il s’agit plutôt de tirer de ses propriétés (supposées connues) une sorte de vanité (au sens des peintures baroques) qui prend dans la plupart des proses (pas ici cependant) la forme impressionnante d’une adresse à un « tu » dans lequel on se reconnaît plus ou moins (nous, lecteur), dans lequel on reconnaît plus ou moins l’auteur (lui, Claro), dans lequel on nous reconnaît plus ou moins toutes et tous. L’eau est inclusive, « s’enivrant de bactéries comme toi d’espoir » (p. 14), la barbe ne concerne que certains, « paillasson où pleure ta bouche » (p. 29). Par cette adresse, Claro fait-il de l’objet une sorte de miroir, renvoyant aux hommes des qualités morales (et par « qualités » il faut entendre les défauts) ? C’est un peu plus compliqué que cela, la relation est triadique. Le sujet et l’objet sont des deux côtés d’un parloir ; le sujet envoie des lignes et l’objet les retourne ; le poème se tisse entre les deux pôles de ces échanges et nous n’avons que lui. Le sujet et l’objet ne sont pas sur la page.

 

Il y a ce texte : « Le lacet, si nécessaire ». Il ne contient pas de « toi » bien sûr, mais tout de même un « nous », nous nous en contenterons. Il y a aussi « l’enfant », un autre « nous » : c’est « l’enfant que nous fûmes ». Le lacet est l’outil de « notre » humiliation. Nous n’apprenons pas à marcher mais à trébucher. Claro invite à voir dans une chose la manière dont elle nous blesse — non pas pour nous donner l’occasion d’une revanche, au contraire : expliciter son geste nous rend à la raison de sa cruauté. La phrase lui sert à appuyer où ça fait mal. Une chose ne sert pas à ce à quoi nous prétendrions, c’est entendu, mais à ridiculiser nos prétentions. Deux propositions plus énigmatiques retiennent pourtant. Elles se suivent : « le rire appelant la chute, la chute surprenant en nous ce qui avait tendance à s’assoupir. » Faut-il se demander : qu’est-ce qui en nous a tendance à s’assoupir et que la chute surprend ? Pas nécessairement : il y a quelque chose de janséniste dans les proses de Claro. Tout ce qui nous divertit de notre misère, de toute façon, est condamnable ; la moindre minute d’endormissement sur nos lauriers, quelle qu’en soit la cause, mérite d’être interrompue par une chute. La chute, en cela, nous sauve, et il faut entendre tout ce qu’il y a d’enthousiaste dans une expression comme « outil d’humiliation ». Le lacet nous aide non quand il nous fait marcher comme des robots dans une vie satisfaite, mais au contraire, lorsqu’il nous fait tomber. Mais « le rire appelant la chute », en quel sens ? On aurait plutôt tendance à dire (dans le monde social) que c’est le contraire : la chute appelle le rire. Il faut croire que la chute a ici quelque chose de téléologique : elle sert un but.  Le texte se conclut par un polyptote sur le mot « destin » et l’humiliation n’est jamais fortuite, dans Tout autre chose. Chaque prose est la révélation cynique (car elle dit le trouver heureux) d’un certain complot des choses — Claro se servant d’elles (les choses par les proses) comme de disqueuses spirituelles pour arracher nos masques. Nous sommes mauvais, les choses nous le disent, et au fond « nous le savons ». Cette cruauté révélée est-elle salutaire ? « La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable », écrivait Pascal.

 

Comment comprendre maintenant le rapport entre les deux phrases qui composent ce texte ? Le lacet est l’outil de notre humiliation, dit l’une. Nous le serrons le plus fort possible, dit la deuxième. Une logique simple (matérialiste au sens trivial) interviendrait avec un rapport de causalité : « parce que nos lacets sont défaits (1ère phrase), nous les serrons (2ème phrase) ». Or, ce n’est certainement pas ce que dit le texte : non seulement ils ne se défont pas par hasard (c’est pour nous humilier), mais nous ne les serrons pas pour les empêcher de se défaire — seulement parce que nous voulons étrangler la gorge invisible qu’ils recèlent secrètement. Claro n’est pas Pascal, et ce drame n’existe pas hors de son incarnation dans le décor des mots : quoique ce ne soit précisé ni dans le paratexte, ni dans le texte, ce ne sont pas là des aphorismes, mais des poèmes. Et le poème désosse la causalité naturelle (ou supposée telle) pour dresser, via l’injection subliminale d’images (ridicules ou d’horreur), un drame de la condition humaine incarné dans un drame de mots. Ainsi cette séquence : « ce qui avait tendance à s’assoupir. Au pire du nœud, nous… » Notre « lacet » commence également, avec puissance et agilité, par un bel hexamètre : « Outil d’humiliation ». La chute (je marque les pauses d’une barre oblique et compte les syllabes entre parenthèses) fait quant à elle succéder un alexandrin à un décasyllabe : « aussi ne serrons-nous / jamais assez (10) cet ombilic / destiné à / d’affreux destins (12). » Par quoi je veux dire que partout c’est le texte qui mène la barque — et les matières que la table finale ordonne sont d’abord syntaxiques. Le miroir tranchant des choses est avant tout la puissante fantasmagorie de cette chose dont les choses de Claro se gardent bien de parler, cet outil de notre plaisir pris à singer l’humiliation : la prose. Remontée comme une bombe, elle n’attend que l’acte de notre lecture détonatrice pour nous exploser au visage.

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