Jeff Barda et Philippe Charron (dir.), Pierre Alferi. Une pratique monstre par Pierre Vinclair
Certains écrivains creusent au long de leur vie un seul sillon d’écriture, comme si toute leur œuvre était un unique grand livre aux chapitres plus ou moins indépendants. Il arrive assez souvent que d’autres marchent sur deux jambes — le cas courant chez les poètes étant que l’une soit de vers et l’autre de prose critique. Pierre Alferi appartient au groupe nettement plus restreint des écrivains qui investissent non seulement plus que deux genres littéraires, mais aussi, d’autres arts que l’écriture : poésie, roman, critique (de poésie, de cinéma), traduction, philosophie, mais aussi cinépoèmes, dessins, chansons. Pierre Alferi, Une pratique monstre, ouvrage collectif dirigé par Jeff Barda et Philippe Charron, est donc particulièrement utile, à la fois pour s’orienter dans cette œuvre multiple, mais aussi pour se demander à quoi répond sa nature « protéiforme et intermédiale » (selon les termes de la 4ème de couverture). Ouvert par l’introduction des deux directeurs d’édition, le volume s’achève par des inédits. Entre, douze contributions réparties en quatre ensembles (« Mécanique, phrase, vers et mouvement », « Formes hybrides », « Le réel autrement » et « Intime ») qui permettent à la fois d’explorer les multiples développements de l’œuvre d’Alferi, mais aussi d’esquisser les passerelles qui les font communiquer.
Il a beau être ici placé sous le signe du monstre, le caractère polymorphe du travail d’Alferi n’aboutit pas à une négation des genres : il ne mélange pas tout, ni ne fait indifféremment un peu de tout. Il hybride, mais ne brouille pas. On pourrait peut-être même hasarder que s’il se déploie dans des projets à chaque fois si différents, c’est précisément parce qu’il n’espère rien d’une « œuvre totale » qui les fondrait en un seul objet indivis. Chaque livre mobilise des formes singulières, s’appuie sur des dispositifs clairement identifiés. Il faut donc souscrire à l’affirmation de Nathalie Quintane à propos de la Revue de Littérature Générale (qu’Alferi et Cadiot ont dirigée — 2 numéros parus en 1995 et 1996), citée par Emmanuèle Jawad en conclusion de son bel article : « Je n’y vois pas la remise en cause générale des genres ni la proposition d’un “post-générisme’’, plutôt la proposition d’un usage “réaliste’’ de tous les genres, au sens de : tout type de texte. » (p. 38) Tous les genres n’ont d’ailleurs pas le même statut dans cette œuvre, et l’organisation des parties de Pierre Alferi. Une pratique monstre confirme l’a priori que l’on pourrait en avoir, à savoir qu’elle ressortit en premier lieu (non seulement chronologiquement, mais architectoniquement) à la poésie — qui en est la porte d’entrée, le hall et peut-être tout le rez-de-chaussée, avant de distribuer, dans les étages, une multitude de chambres. Or, qu’appelle-t-on poésie, ici ? Dans sa contribution très éclairante, Jan Baetens propose la réponse d’Alferi lui-même : « La poésie c’est du rythme, rien que du rythme. » (cité p. 40) Traditionnellement, le rythme dans la poésie était pensé comme une propriété (métrique) du vers. Mais pour lui, l’analyse verso-centrée doit être deux fois renversée : d’une part, le rythme tient à l’enjambement, c’est-à-dire au passage d’un vers à l’autre (plutôt qu’à une propriété interne au vers) ; d’autre part, il concerne de préférence la phrase. Baetens conclut en effet : « L’enjambement, ici, ne doit pas se penser par rapport à une certaine idée ou théorie du vers, mais par rapport à une pratique de la phrase rythmée, qui est au cœur de la poétique de Pierre Alferi. » (p. 52).
Un peu plus loin dans le volume, dans un article passionnant, Abigail Lang se penche justement (entre autres) sur la genèse de Chercher une phrase (Christian Bourgois, 1991), livre programmatique et singulier que beaucoup tiennent en haute estime. Elle met en évidence l’influence théorique des Language poets sur la confection de cet opuscule : « Silliman propose de détourner la phrase de sa finalité discursive pour la considérer comme unité métrique — en remplacement du vers libre, en concurrence avec le poème en prose. À charge pour la “nouvelle phrase’’ de compenser par la complexité syntaxique les effets anciennement dévolues aux éléments prosodiques (strophiques, métriques, phonologiques) ; à charge pour l’enchaînement des phrases de recréer la tension qui s’exerçait traditionnellement entre vers et phrase. » (p. 103) Autre influence majeure à cette époque sur la poésie de Pierre Alferi, celle de John Ashbery dont il a traduit l’Autoportrait dans un miroir convexe en 1990 (traduction récemment rééditée chez Joca Seria) : « Ce goût pour le rythme soutenu de la perception, pour l’incarné et l’énigmatique, pour la coexistence de la chose vue et de l’abstraction est comblé par la poésie de John Ashbery découverte tôt et seul, à New York, au milieu des années 1980. » (p. 105) La traduction est une hybridation, celle des langues par d’autres langues ; elle invite à partir « en quête de rythmes étranges » (p. 97), comme on le voit encore avec évidence dans les « poèmes chinois » recueillis dans Divers chaos (P.O.L., 2020).
Une pratique monstre nous emmène dans les autres chambres de la maison Alferi : Gaëlle Théval explique enjeux et fonctionnement des cinépoèmes dans un texte très intéressant, Philippe Met nous fait découvrir des dessins remarquables, Emmanuel Fournier propose une déroutante « transcription à l’infinitif de passages issus de la thèse de Pierre Alferi et de l’œuvre de Guillaume d’Ockham. » (p. 179), entre autres articles. Le volume se clôt sur un ensemble inédit de proses critiques, qui affirment que ce rythme qui n’a jamais cessé d’intéresser Alferi est l’interface complexe où la voix et le réel se rencontrent et passent l’un dans l’autre : « Chacun.e a non seulement une voix singulière, mais une parole unique reconnaissable à son rythme, ses tours, ses refrains. Un soupçon d’hystérie et une oreille tendue permettent pourtant d’adopter celle d’un autre, de dix autres, voire d’en inventer de nouvelles. Pour ne pas les perdre, on les note. — Théâtre, ou poésie ? — Pourvu que la parole se peuple. » (p. 222) Non seulement en effet la voix qui s’incarne dans un rythme singulier est aussi bien celle d’un autre, des autres, que la mienne seulement, mais elle a moins pour charge d’exprimer une intériorité, que d’articuler les formes du grand dehors dans « un lyrisme du chaos et du devenir, du réel en attente » (p. 224). Peut-on imaginer projet poétique plus enthousiasmant ?