Qu Yuan, Élégies de Chu (choix de poèmes) par Pierre Vinclair
Deux entreprises éditoriales récentes le suggéraient déjà : on n’en finit pas de redécouvrir la poésie chinoise ancienne. Dans 19 manières de regarder Wang Wei (Ypsilon, 2020), Eliot Weinberger consacrait un livre entier aux différentes traductions possibles d’un seul petit poème (20 caractères seulement !) de Wang Wei (701-761). La seconde entreprise est la publication en cours des Poésies complètes de Du Fu (712-770) dans la traduction de Nicolas Chapuis (Les Belles Lettres). Trois gros volumes ont déjà paru, l’ensemble comptera près de 10 000 pages ! (On pourra lire des recensions de ces ouvrages ici et là.) Wang Wei et Du Fu, presque exactement contemporains, sont considérés avec Li Bai comme la fine fleur de la poésie de la dynastie Tang. S’il n’est pas rare que les non-spécialistes n’en connaissent pas davantage, certains ont malgré tout récemment découvert les les 305 poèmes du Shijing, ces chansons populaires, odes, petites épopées et prières anonymes dont la tradition attribue (sans doute à tort) la compilation à Confucius lui-même, plusieurs siècles avant notre ère. En 2019, le Corridor bleu en a publié une version intégrale (dans ma traduction, avec une préface passionnante d’Ivan Ruviditch), et les éditions Gallimard un extrait d’une cinquantaine de poèmes en version bilingue, dans la traduction de Rémi Mathieu.
C’est le chaînon manquant entre ces deux continents de la poésie chinoise (le Shijing d’un côté, la poésie Tang de l’autre), que le même traducteur nous offre chez le même éditeur, avec un choix de poèmes de Qu Yuan (343 av. J-C.-279 av. J.-C.), extraits d’un volume parus il y a quelques années dans la collection « Connaissance de l’Orient ». Comme le précise la 4ème de couverture en effet, « Élégies de Chu est le premier recueil non anonyme de la poésie chinoise. Pour la première fois, un poète chinois exprime ses sentiments, et notamment la douleur liée à l’exil, à un amour déçu, en ne dissimulant rien de ses multiples états d’âmes. » Le lecteur qui interpréterait trop vite ces catégories à l’aune de la poésie romantique européenne risquerait d’être un peu surpris. La poésie ancienne de la Chine reste pour nous difficile à appréhender. Heureusement, le volume est doté d’un appareil critique (riche mais sans jargon) de Rémi Mathieu, l’un des meilleurs spécialistes français de la littérature chinoise ancienne (et déjà responsable du volume anthologique paru en 2015 dans la Pléiade) : préface, introduction générale, introduction à chaque poème, notes. Tout cela permet de se familiariser avec le contexte et la poétique de l’époque, prendre la mesure de cette étrangeté et la conjurer en partie. Rémi Mathieu présente ainsi la pièce la plus célèbre du volume, le Lisao (littéralement « tristesse de la séparation ») : « Qu Yuan y décrit, avec une certaine complaisance, sa tristesse d’être incompris puis rejeté par son prince bien-aimé. Il y peint son dégoût du monde terrestre dont il veut s’extraire pour rejoindre les hautes sphères des divinités et d’autres esprits qui le consoleront de la médiocrité des hommes de ce royaume. Cet exil le pousse à quitter ce souverain au cours d’un voyage où le merveilleux l’emporte sur la banale réalité des rapports sociaux dominés par la jalousie, la médisance et parfois la haine. » (p. 21-22). Et c’est en effet à un véritable voyage mystique que nous convie Qu Yuan, d’autant plus exotique pour nous qu’il s’ancre dans un taoisme et un chamanisme dont nous ignorons souvent tout.
Le travail de Rémi Mathieu est alors vraiment précieux, non seulement dans le paratexte, mais aussi dans sa traduction même — qui cherche toujours la clarté, la légèreté et l’expressivité. On pourrait contester son parti pris prosodique : comme il le précise lui-même, le poème original n’est pas en vers tout à fait réguliers (de 5 à 9 caractères mais le plus souvent 7), pourquoi le traduire en octosyllabes ? Qui plus est, ce choix d’un vers très court (en général, il faut doubler le nombre de syllabes quand on passe du chinois au français) pour rendre compte d’autant d’informations (Rémi Mathieu préfère d’ailleurs l’alexandrin, pour d’autres poèmes du volume) ne le pousse-t-il pas à ces élisions qui confèrent parfois au poème un air bizarrement sépia ? Ainsi du premier : « Du sire Gaoyang suis l’héritier » (p. 33) Or, on peut répondre à ces objections : l’élision s’explique, si l’on se souvient que le sujet reste souvent implicite dans la poésie chinoise ancienne, comme c’est justement le cas dans ce vers (le caractère bilingue du livre nous permet de le confirmer). Nulle trace de pronom personnel. Ce qui aboutit à une assez grande équivocité du vers ; mais celle-ci participe directement au plaisir de la lecture — puisqu’est confié au lecteur un véritable rôle de co-création du sens. Comparons en effet la proposition que je viens de citer (« Du sire Gaoyang suis l’héritier ») avec celle de Jean-François Rollin dans sa traduction du Lisao (Orphée / La différence, 1990) : « Pousse au bord du champ semé par la Déhiscence Adret Altier ». Qui croirait que ce sont là deux traductions du même vers ? À la comparaison, force est de constater qu’avec sa ligne claire, son économie, son rythme, la proposition de Rémi Mathieu est vraiment convaincante. Et que ce qui pouvait paraître, d’abord, légèrement sépia, s’affirme au contraire, au fur et à mesure de la lecture, léger, moderne et virevoltant : « Je chante à genoux ma complainte, / Car j’ai en moi juste vertu. / Je lie des dragons à mon char / Et m’élance sur de hauts vents. » (p. 47)