Jacques Darras, Épique ! Le poète dans le temps par Pierre Vinclair
Jacques Darras est à la fois connu pour son œuvre d’auteur (notamment pour les 8 tomes du cycle de la Maye) et pour son travail de traducteur de l’anglais (Blake, Coleridge, Whitman, Pound, Williams, entre autres). En proposant une histoire des métamorphoses de l’épopée, son essai met en évidence l’unité de ces deux pans. L’analyse concerne d’abord la question du négatif (que celui-ci prenne la figure du mal, de Satan ou de la guerre) et la manière dont le poème épique lui aménage une place. Les lectures de Milton, Blake, Wordsworth et Coleridge, sont d’autant plus passionnantes que Darras intègre à sa méditation les éléments de problématisation issus de la philosophie hégélienne, synthétisés avec beaucoup de clarté. Avec Whitman a lieu une rupture, annonce-t-il, dans la mesure où il est « sur le point de réussir une gageure, composer le premier grand poème pacifique de toute l’humanité. Dante, son égal, n’avait pas oublié quant à lui de commencer par l’Enfer. Dans un monde plotinien ou thomiste, l’accès à la félicité requérait pour le moins une gradation initiatique. Et chez Whitman ? L’Europe serait-elle devenue à ce point lointaine et absente que polemos la guerre ne serait plus en Amérique le moteur de la vérité qu’elle était chez Hegel ? » (p. 83)
Comme si l’épopée était un dieu métamorphique, s’incarnant ici ou là dans des avatars textuels divers, Darras observe son va-et-vient d’un continent à l’autre (et peut écrire par exemple « Saint-John Perse ‘en exil’ aux Amériques, c’est rien moins qu’un changement de rive pour l’épopée », p. 107). À la philosophie structurale des genres, il préfère résolument une histoire, et son essai se lit en effet comme un récit dont l’érudition manifeste ne fait jamais obstacle à la lecture : citant, traduisant et commentant pour nous poèmes et correspondances, il nous offre une image parfaitement vivante du contexte de chaque époque, et nous passons avec lui de Londres à New York, de Bristol à Göttingen, de Paris à Paterson, comme dans un James Bond (également cité). Ce plaisir de la narration est lié à son objet même. L’épopée, pour Darras, est en effet le poème qui prend sur lui de donner une image du tout du monde : « Quelle meilleure définition de l’épopée, ce genre dont on cherche vainement à contraindre l’essence fuyante, que cette formule, ‘un lien naturel entre les parties et l’unité du tout’ ? » (p. 37) demande-t-il après avoir cité l’Autobiographique littéraire de Coleridge.
Voici la citation en question : « Je cherchai un sujet qui donnât place et liberté égales à la description, l’incident et la réflexion passionnée sur les hommes, la nature et la société tout en fournissant spontanément le lien naturel entre les parties et unité du tout. Je conçus que mon sujet se présentait dans le cours d’un torrent suivi depuis sa source dans les collines au milieu de mousses rousses et jaunes aussi bien que de touffes d’agrostis coniques comme des pains de verre, jusqu’aux premiers ressauts ou cascades, là où la chute de ses eaux devient audible et qu’il commence à se rassembler en un seul cours ; avant de filer vers les tourbes et les huttes des tourbiers, construites elles-mêmes des plaques de tourbe qu’elles ont charge d’abriter ; puis d’atteindre tel parc à moutons ; tel cottage solitaire et son triste jardin arraché à la lande ; le hameau, les villages, le bourg, les manufactures et enfin le port de mer. » (p. 36-37) Comment ne pas voir, dans ce petit torrent qui parvient, de proche en proche, à se faire une image du monde, une description du projet darrassien lui-même, et son cycle de la Maye ?
Après l’histoire des métamorphoses du genre, la deuxième partie d’Épique ! assume plus frontalement l’aspect du manifeste. À partir d’une méditation sur la première guerre mondiale et l’impossibilité de « regonfler le genre épique au lendemain de cette saignée » (p. 129), Darras explique son désir de composer une épopée qui, tout en abandonnant la fascination pour la guerre, garderait l’ambition totalisante du genre, au service de la paix européenne : « Éparpillé jusqu’à l’éclat, le sujet européen ne peut se satisfaire quant à lui ni des anciennes idéologies nationales, ni d’aucune forme de totalitarisme sommaire. Comment faire un tout sans hypothéquer les parties serait notre manière à nous de poser le problème. C’est un problème politique assurément, mais tout autant un problème poétique. » (p. 157) Et de proposer sa propre manière d’y répondre : « S’effectueraient ainsi plusieurs coupes et sondages successifs du poète sur lui-même, tout au long de son existence, où l’autobiographique, le narratif et le rythmique se croiseraient et dialogueraient dans la conscience plus ou moins intense du temps, jusqu’au résumé final. En fait, il n’y aurait pas de résumé final mais circulation entre les séquences ou totalités provisoires à chaque stade d’évolution. De par leur incomplétude singulière, les parties seraient chaque fois supérieures au tout. L’existence apparaîtrait tel ce voyage dans le temps qu’elle ne cesse d’être avec ruptures, déviations et autres aléas, autrement dit épopée ordinaire. » (p. 158)