La règle du Jeu de Michel Leiris par Pierre Vinclair
Pourquoi écrire son autobiographie ? Que peut-on raisonnablement attendre de l’écriture de sa vie, et de la publication du texte qui en résulte, une fois mis de côté les effets (importants, certainement) d’auto-justification ou d’auto-promotion sur le public ? Théoriquement, la mise en intrigue qu’opère l’écriture devrait configurer, à partir de la matière chaotique du vécu, une totalité organisée, conférant rétrospectivement un sens à l’existence — c’est du moins ce que propose de concevoir Paul Ricœur dans Soi-même comme un autre. Mais la tétralogie de Michel Leiris donne l’impression inverse : l’écriture y apparaît plutôt comme pulvérisant l’identité individuelle dans les multiples agencements d’un labyrinthe sans issue. Leiris se lançait pourtant la fleur au fusil dans l’entreprise, notant en juin 1948 : « Je me propose de définir ce qui pour moi est la ‘règle du jeu’, plus pompeusement : mon art poétique et le code de mon savoir-vivre que j’aimerais découvrir fondus en un unique système, ne voyant guère dans l’usage littéraire de la parole qu’un moyen d’affûter la conscience pour être plus – et mieux – vivant. » Le premier volume se propose donc d’« opérer une mise en présence, tracer des pistes joignant entre eux des éléments. » (Biffures, p. 353) Fidèle au surréalisme de sa jeunesse, il postulait ainsi qu’existait une sorte de loi (cachée, inconsciente) que l’écriture (cette loi étant d’abord celle du langage, tel qu’il existe à travers une singularité individuelle) pourrait révéler, en rapportant les uns aux autres les fragments épars d’une vie passée dans les mots.
Les quatre tomes de la Règle du jeu diffèrent beaucoup dans leur fonctionnement : Biffures (1948) se présente comme une enquête poétique de philologie fantasque. Leiris y suit à la trace certains motifs linguistiques comme des fils d’Ariane lui proposant un trajet, certes fait de heurts et de brisures, dans le labyrinthe de sa propre existence. Il s’agit, ultimement, de « la mise au jour de ce pour quoi je puis juger valable d’exister » (p. 333). Après un premier constat d’échec (« il convient que, décidément, je me taise et que, pour mortifiant qu’il soit de clore un livre sans avoir abouti à un réel point d’arriver […] je m’arrête, telle une locomotive qui trouve la voie fermée et stoppe en rase campagne », p. 373-374), le deuxième volume, Fourbis (1955) laisse de côté la rêverie linguistique, pour proposer trois longs chapitres thématiques — dont l’épisode assez romanesque d’une relation adultérine avec une prostituée, Khadidja, à Béni-Ounif pendant la guerre. La réflexivité — politique autant que poétique — de l’entreprise s’aiguise dans Fibrilles (1966) ; Leiris, conformément à l’intransigeance révolutionnaire qu’il partage avec les intellectuels d’une époque marquée par les décolonisations, le tiers-mondisme, le communisme chinois, en vient à se servir de l’écriture, avec son style d’un baroque au scalpel, pour se disséquer lui-même. Ce troisième tome, dans lequel il se penche longuement sur son suicide raté, les journées qui s’ensuivirent à l’hôpital avec leurs rêves étranges, et ses conséquences physiologiques, comporte une méditation aigüe sur l’écriture — à travers la figure de plus en plus présente du « poète » qu’il se rêve d’être : « Plutôt que d’élaborer un art poétique et une morale, ce qui importe n’est-ce pas d’être, dans toute la mesure où on le peut avec les moyens du bord, cet hybride de sage et de forcené, de diseur de vérités et de faiseur de tours qui s’appelle un poète et, quant à l’attitude envers les autres, de se conduire avec aussi peu d’étroitesse et de mesquinerie qu’on est armé pour le faire ? Sans doute devrai-je même, un jour, parvenir à tout à fait m’en persuader : au jeu auquel je joue, bien qu’on finisse gagnant ou perdant, il n’y a pas de règle et je gagnerai ou perdrai sans qu’aucune martingale puisse me permettre de forcer la chance et sans même que je sache si je gagne ou non. » (p. 333). Le rêve de l’unité (de la règle) semble exploser définitivement dans le volume qui clôt la tétralogie, Frêle bruit (1976), ensemble d’une centaine de fragments hétéroclites par la longueur (de quelques lignes à une centaine de pages) autant que par la forme (listes, poèmes, récits). Malgré tout, finit bien par affleurer dans ce désordre quelque chose comme une clé : Leiris y parvient à résumer son existence comme l’exercice d’un désir triple — amoureux, politique, poétique — mis en échec.
Mais si l’amant est en effet bridé par ses mensonges et le révolutionnaire a mauvaise conscience de vivre en bourgeois, la réussite littéraire n’est-elle pas éclatante ? « En vérité, tout était clair au début mais, à mesure que j’ai avancé, le but initial s’est éclipsé : mon propos premier n’était-il pas de rassembler des faits qui m’avaient frappé de façon singulière et dont l’examen devait me montrer ce à quoi j’attache — poétiquement du moins — la plus haute importance ? Dès le départ, je savais que mon choix est la poésie, mais il restait à déterminer en quoi consiste exactement, et comment s’articule avec le reste, cette clef de voûte de mon système. Tout s’est gâté, parce que je me suis mis en tête de définir ce qui — par définition pourrait-on dire — ne se définit pas. La valeur suprême n’est-elle pas analogue au maître mot, terme souverain par rapport auquel les autres prennent leur sens, de sorte qu’il est celui qui définit mais ne saurait être défini, si ce n’est par lui-même ? » ( Frêle bruit, p. 342-343) Leiris a-t-il échoué où un autre aurait pu réussir ? Il « savait dès le départ » : cela signifie-t-il que ces 1500 pages ne sont que de vaines gesticulations ? Avec leurs phrases baroques aux mouvements brusques si savamment (mais « savamment » veut dire « amoureusement ») construites, s’étirant entre les faits biographiquement éloignés comme des élastiques ou au contraire tranchant soudain comme des lames la matière des événements, les mots passant dans les choses et les choses dans les pensées jusqu’à dessiner un portrait tout à fait singulier, et de son auteur et de son siècle, ne peut-on dire que s’il n’est pas parvenu à dire ce qui compte, au moins ici, son dire, lui, compte ? Non simplement pour son « style » (qu’importe, le style ?) mais parce que la poésie serait là, où se dressent comme des chiens hypnotisés, les énergies qui traversent aveugles l’existence ? Parce que l’écriture — cet ensemble de gestes, concentrés dans leur propre dramatisation sonore, dédiés à faire advenir un sens problématique — serait, idiosyncrasique, une sorte de rite qui, au moment qu’il échoue à révéler ce qui compte, pourtant, compte ? Ou faut-il voir même dans cette dimension rituelle un échec ? « Diversion, alibi, rite purificatoire : cet ouvrage dont j’attendais qu’une règle en émerge, mais qui ne m’aide ni à faire ni à me faire (puisqu’il n’en résulte à peu près rien sauf que, précisément, je persiste à le faire). » (Frêle bruit, p. 313).
Ce qui se joue alors dans La Règle du jeu, c’est le retournement complet du projet initial — héroïque, « romantique », tel qu’il travaillait Leiris à la suite de Chateaubriand ou Proust (sauver la vie dans l’écriture de la vie) — en ce qui apparaît comme son contraire « moderne » (rimbaldien, et bientôt rochien, roubaldien) : la mise en scène et la narration de l’impossibilité du projet héroïque ou de sa dissolution. Dans cette sortie du romantisme se montre le moment négatif de la modernité, sa lucidité — en attendant un nouveau moment positif, c’est-à-dire une image, non seulement de ce que la littérature ne peut pas, mais de ce que peut l’écriture.