Natalie Diaz, Poème d’amour postcolonial par Pierre Vinclair
Le poème qui ouvre Poème d’amour postcolonial [Postcolonial love poem] et qui lui donne son titre commence ainsi (dans la belle traduction de Marguerite Capelle) : « J’ai appris que les pierres de sang soignent les morsures de serpent, / qu’elles arrêtent le saignement — la plupart des gens l’ont oublié / quand la guerre a pris fin. La guerre a pris fin, / ça dépend de quelle guerre on parle : celles qu’on a déclenchées, / et avant elles, pendant des millénaires, / celles qui m’ont déclenchée, celles que j’ai perdues et gagnées — / ces plaies en floraison perpétuelle. / C’est un gage qui m’a faite. Alors je fais l’amour et pire — toujours une campagne à mener et j’arpente / la nuit désertique en quête de l’éclair du canon de ta peau blanche / alangui dans un lagon de fumée argentée sur ton sein. » (p. 9) Et il se termine ainsi : « Tu as de grandes mains, m’a-t-elle dit. / La pluie finira par venir, ou pas. / D’ici là, nous caressons nos corps comme des plaies — / la guerre n’a jamais cessé et pourtant voici qu’elle renaît. » (p. 13). On entend bien, dans ces deux extraits du texte inaugural, ce qu’essaie de dire également, à sa manière, le titre du livre, dans son ambiguïté même (postcolonial qualifie-t-il l’amour ou le poème ?) : l’amour (qui caresse et soigne) est une réponse à la guerre, ou tout du moins, s’épanouit sur fond de la guerre (entre autres, une guerre coloniale qui n’en finit pas). Le lyrique et le politique ne s’excluent donc guère, pour Natalie Diaz : le poème d’amour doit être postcolonial ; le poème postcolonial peut dire l’amour.
Poème d’amour postcolonial est composé d’une trentaine de textes, en vers ou en prose, à la fois autobiographiques (on y apprend que l’autrice est Amérindienne, et plus particulièrement Mojave ; qu’elle est une ancienne professionnelle de basketball ; que son frère a mal tourné) et mythologiques (il y est beaucoup question du Minotaure, entre autres) dans leur matière ; à la fois politiques (ils cherchent le combat, contre l’Amérique blanche conservatrice notamment) et sensuels (c’est une ode à l’aimée et à son corps) dans leurs modes d’expression et leurs enjeux. Ces dimensions délimitent le corps carré à la surface duquel le chant projette son halo (le poème est une quadrature du cercle) de lumière : « Elle m’inonde. / Un torrent de scorpions — : / véloce-lumière. Rafale de souffle — : matrice de dieu. // La lumière horizonne sa hanche — : surgit un ocelot / taillé dans la calcédoine et la magnétite. / Hanche, calcaire et escarpée, // qui plonge lumineuse vers sa cuisse — : écrin-lumière, peau-lisière. » (p. 59).
La lumière met en relief la peau des amantes dans une ode au corps — genré, coloré ou vu comme tel, et méprisé — qui peut s’identifier au fleuve. Au cœur du travail de Diaz, comme elle le formule dans une interview avec la Los Angeles Review of Books, se trouve en effet « l’idée de l’amour et du désir et [la volonté de] trouver un moyen de montrer à voir le fleuve comme un être — ayant un corps physique, ayant une certaine autonomie » (ma traduction). Le corps de l’amante et celui de la rivière se font face et passent l’un dans l’autre, introduisant les enjeux politiques et écologiques dans l’intimité — et réciproquement. Il faut dire que les Mojaves se nomment eux-mêmes Pipa a’ha macave, « Le peuple qui vit près de l’eau ». En l’occurrence, près du Colorado. Dans « La première eau, c’est le corps » (p. 127), Natalie Diaz écrit : « Nous portons la rivière, son corps liquide, dans notre corps. » (p. 133) ; « L’énergie est une rivière mouvante qui meut mon corps en mouvement. » (p. 135). Dans un autre texte, composé d’une multitude de fragments et intitulé « Quelques pièces présentées au Musée américain de l’eau » (p. 177), on lit : « Les opinions divergent sur ce qui a fait / du baiser un crime. Qui n’a pas bu, / n’a pas supplié au puit des lèvres d’une amante ? L’amour n’a jamais été différent de la soif, / mais maintenant tout est différent. Tous les gobelets / sont pleins de saleté — même nos bouches. » (p. 205) Et attention : « La poésie ne se boit pas » (« You cannot drink poetry », p. 196-7).