Natalie Diaz, Poème d’amour postcolonial par Pierre Vinclair

Les Parutions

05 nov.
2022

Natalie Diaz, Poème d’amour postcolonial par Pierre Vinclair

Natalie Diaz, Poème d’amour postcolonial

Le poème qui ouvre Poème d’amour postcolonial [Postcolonial love poem] et qui lui donne son titre commence ainsi (dans la belle traduction de Marguerite Capelle) : « J’ai appris que les pierres de sang soignent les morsures de serpent, / qu’elles arrêtent le saignement — la plupart des gens l’ont oublié / quand la guerre a pris fin. La guerre a pris fin, / ça dépend de quelle guerre on parle : celles qu’on a déclenchées, / et avant elles, pendant des millénaires, / celles qui m’ont déclenchée, celles que j’ai perdues et gagnées — / ces plaies en floraison perpétuelle. / C’est un gage qui m’a faite. Alors je fais l’amour et pire — toujours une campagne à mener et j’arpente / la nuit désertique en quête de l’éclair du canon de ta peau blanche / alangui dans un lagon de fumée argentée sur ton sein. » (p. 9) Et il se termine ainsi : « Tu as de grandes mains, m’a-t-elle dit. / La pluie finira par venir, ou pas. / D’ici là, nous caressons nos corps comme des plaies — / la guerre n’a jamais cessé et pourtant voici qu’elle renaît. » (p. 13). On entend bien, dans ces deux extraits du texte inaugural, ce qu’essaie de dire également, à sa manière, le titre du livre, dans son ambiguïté même (postcolonial qualifie-t-il l’amour ou le poème ?) : l’amour (qui caresse et soigne) est une réponse à la guerre, ou tout du moins, s’épanouit sur fond de la guerre (entre autres, une guerre coloniale qui n’en finit pas). Le lyrique et le politique ne s’excluent donc guère, pour Natalie Diaz : le poème d’amour doit être postcolonial ; le poème postcolonial peut dire l’amour.

 

Poème d’amour postcolonial est composé d’une trentaine de textes, en vers ou en prose, à la fois autobiographiques (on y apprend que l’autrice est Amérindienne, et plus particulièrement Mojave ; qu’elle est une ancienne professionnelle de basketball ; que son frère a mal tourné) et mythologiques (il y est beaucoup question du Minotaure, entre autres) dans leur matière ; à la fois politiques (ils cherchent le combat, contre l’Amérique blanche conservatrice notamment) et sensuels (c’est une ode à l’aimée et à son corps) dans leurs modes d’expression et leurs enjeux. Ces dimensions délimitent le corps carré à la surface duquel le chant projette son halo (le poème est une quadrature du cercle) de lumière : « Elle m’inonde. / Un torrent de scorpions — : / véloce-lumière. Rafale de souffle — :  matrice de dieu. // La lumière horizonne sa hanche — : surgit un ocelot / taillé dans la calcédoine et la magnétite. / Hanche, calcaire et escarpée, // qui plonge lumineuse vers sa cuisse — : écrin-lumière, peau-lisière. » (p. 59).

 

La lumière met en relief la peau des amantes dans une ode au corps — genré, coloré ou vu comme tel, et méprisé — qui peut s’identifier au fleuve. Au cœur du travail de Diaz, comme elle le formule dans une interview avec la Los Angeles Review of Books, se trouve en effet « l’idée de l’amour et du désir et [la volonté de] trouver un moyen de montrer à voir le fleuve comme un être — ayant un corps physique, ayant une certaine autonomie » (ma traduction). Le corps de l’amante et celui de la rivière se font face et passent l’un dans l’autre, introduisant les enjeux politiques et écologiques dans l’intimité — et réciproquement. Il faut dire que les Mojaves se nomment eux-mêmes Pipa a’ha macave, « Le peuple qui vit près de l’eau ». En l’occurrence, près du Colorado. Dans « La première eau, c’est le corps » (p. 127), Natalie Diaz écrit : « Nous portons la rivière, son corps liquide, dans notre corps. » (p. 133) ; « L’énergie est une rivière mouvante qui meut mon corps en mouvement. » (p. 135). Dans un autre texte, composé d’une multitude de fragments et intitulé « Quelques pièces présentées au Musée américain de l’eau » (p. 177), on lit : « Les opinions divergent sur ce qui a fait / du baiser un crime. Qui n’a pas bu, / n’a pas supplié au puit des lèvres d’une amante ? L’amour n’a jamais été différent de la soif, / mais maintenant tout est différent. Tous les gobelets / sont pleins de saleté — même nos bouches. » (p. 205) Et attention : « La poésie ne se boit pas » (« You cannot drink poetry », p. 196-7).

 

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