Patrick Varetz, Deuxième mille par Pierre Vinclair
La première fois que j’ai feuilleté Deuxième mille, le gros volume de Patrick Varetz (un auteur que je n’avais jamais lu), le livre m’a semblé étonnant par sa scénographie spatiale si prononcée : deux poèmes numérotés par pages (non numérotées), se déployant comme des colonnes composées de deux, trois ou quatre tercets qui, parce que leurs vers ont une taille équivalente, semblent former un étrange trigramme, souvent souligné par un vers solitaire, final, plus court ; enfin, un titre, tout en bas, reprenant l’un des vers du poème. Lorsque je m’arrêtai sur une page au hasard, le poème qui s’offrit à ma lecture fut le No. 1520, je le cite intégralement : « ainsi selon Paul Claudel les / poèmes se feraient comme / les canons autour d’un trou // où rassembler la / matière c’est ton / ami Quélen qui à // la lecture de ton / poème 1341 cite / Paul Claudel sans // doute à cause de / l’hexagramme 48 / que tu évoques // celui du puits et ce / vide autour duquel / ordonner les mots. » Son geste consistait donc à tisser des liens avec Claudel et le Yi-Jing (le traité chinois de divination), tout en renvoyant à un poème précédent du même ouvrage par l’intermédiaire du jugement d’un ami poète. Voilà un livre, me suis-je dit, qui demande sans doute d’être lu dans l’ordre : du premier jusqu’au dernier vers. Mais mille poèmes ! Comment peut-on lire mille poèmes, à la suite ?
Les éditions P.O.L. ont la bonne habitude de proposer, en guise de lancements, des vidéos dans lesquelles les auteurs décrivent la manière dont ils ont conçu leur livre. Au début de celle qui présente Deuxième mille, Patrick Varetz déclare : « Je crois que j’avais mis quatre ans à peu près à écrire Premier mille, et le Deuxième mille, ça a été un peu plus long en fait. Pour une raison… sans doute que… Je pensais au début de manière un peu naïve que Premier mille c’était un recueil de mille poèmes. En fait non, Premier mille c’est une sorte d’énorme poème en mille segments. Et puis Deuxième mille c’est la suite. Donc tout ça ça constitue une sorte de ‘gros machin’, on va dire, donc c’est quelque chose qui devient assez dur à piloter. » Je ne voulais pas en savoir plus et j’éteignis : on était passé de mille poèmes à un seul poème, et même (puisque ce n’était que le deuxième volume) à un demi-poème : c’était nettement moins effrayant à lire ! Soulagé, je rouvris le livre au commencement, avec pour objectif de lire les cent premiers textes. Au numéro 101, je cornai la page. C’est là qu’il se passa ce qui ne se passe normalement jamais avec un livre de poésie contemporaine, a fortiori quand on vient d’en lire cent poèmes : je ne parvins pas à fermer le livre. Il était ouvert devant moi, la page était cornée et pourtant j’étais déjà en train de lorgner sur la page suivante. Qu’à cela ne tienne, je cornai la page suivante. Mais de nouveau, je fus attiré par la page encore suivante et l’opération se répéta jusqu’à ce que j’atteigne le 200ème texte. Qu’est-ce que c’était que cette sorcellerie ?
J’ai lu Deuxième mille avec cette question en tête : comment un livre de poésie peut-il créer, soutenir et relancer l’intérêt du lecteur sur mille poèmes ? L’ensemble est vaste, il y a beaucoup à dire et je ne dispose pas dans ces colonnes d’une place suffisante pour donner les éléments d’une réflexion en bonne et due forme. Je me contenterai des résultats de ma lecture : Deuxième mille fonctionne comme un filet, dans lequel chaque point (chaque texte) est un nœud. La reproductibilité de sa forme (d’autant qu’il est un numéro dans une série) assure son caractère quelconque et même volontairement déceptif (avec sa petite queue de vers finale qui, portant toute l’accentuation, fait comme une chute grinçante et brutale, la fable trouve moins une morale qu’elle ne s’étrangle). Chaque texte vaut d’abord dans la mesure où il met en contact les autres nœuds du filet et c’est ce qui rend la lecture de l’ensemble si digeste : si chaque poème était un monde clos définitif, on ne pourrait pas en avaler 1000 à la suite. Nous connaissons au moins un autre dispositif qui repose sur la mise en mouvement d’une série d’éléments quelconques : c’est le cinéma. Je redonne la définition limpide de Deleuze : « le cinéma est le système qui reproduit le mouvement en fonction du moment quelconque, c’est-à-dire en fonction d’instants équidistants choisis de façon à donner l’impression de continuité. » Il en va de même avec Deuxième mille : les poèmes qui composent l’ensemble fonctionnent par séries d’une dizaine de textes environ (sur une ville, un livre, ou un autre thème), comme s’ils prenaient le temps de construire une figure particulière ou un personnage poétique, central (comme la figure du père), secondaire (comme celle de Mallarmé, ou celle de la pendaison), ou un simple figurant qu’on ne reverra pas. Et le livre en sa totalité est la scène mentale où ces personnages évoluent. Cet « espèce de faux jour- / nal emprisonné dans // son corset » (No. 1638) est un film (souvent noir), celui de la conscience du poète (aussi fragile soit cette posture) dans le monde prosaïque dans lequel elle perce, monde qu’elle finit par reprendre, penser et dresser en une forme — si « la / forme peut corseter nos / vies et endiguer le chaos » (1352). Le résultat de ce travail du livre, kaléidoscope maniaque au cœur duquel s’agite le paradoxe du menteur (« le narrateur [est] un imposteur / qui se fait passer pour toi », 1181), est la constitution, à partir du néant d’une personne (« tu n’as pas d’âme », 1169), d’une âme en mouvement : « cet être / changeant appelé à devenir // un » (1477).