Michel Murat, La Poésie de l’Après-guerre. (1945-1960) par Pierre Vinclair
Où en sommes-nous avec l’histoire de la poésie en France ? En conclusion d’un article intitulé « Une histoire française de la poésie » (dans La Langue des dieux modernes, Classiques Garnier, 2012), Michel Murat écrivait : « Le moment où l’idée d’écrire une histoire française de la poésie avait un sens est derrière nous ; le travail reste à faire, mais en tant que telle, cette histoire est close. » (LDM, p. 24) C’est l’œuvre de Baudelaire qui, pour lui, signalait l’irruption dans la poésie française de quelque chose qui l’excédait au point de rendre inopérant le concept d’histoire nationale : « Il y a donc une histoire de la poésie qui commence avec Baudelaire […]. Mais cette histoire n’est pas celle de la poésie française ; c’est celle de la poésie moderne. » (p. 21). En ce sens, il faut comprendre que l’objet de la série de livres, remarquables, publiés par Michel Murat depuis deux décennies (L’Art de Rimbaud en 2002 ; Le Coup de dés de Mallarmé. Un recommencement de la poésie en 2005 ; Le Vers libre en 2008 ; La Langue des dieux modernes en 2012 ; aujourd’hui, La Poésie de l’Après-guerre. 1945-1960) ressortit davantage à une histoire de la poésie moderne en France, qu’à une histoire de la poésie française. Qu’est-ce à dire ?
Dans ce dernier volume, Michel Murat enquête sur un « interrègne » (p. 7) a priori un peu terne (la poésie d’après la résistance, mais d’avant les avant-gardes) où tout, en réalité, a dû se rejouer, et s’est joué, n’étant pas encore joué. L’ouvrage se découpe en trois parties, chacune proposant l’articulation d’un problème et d’un corpus. Comme son titre « Exister » l’indique, le problème de la première partie concerne notamment l’existence du genre — tel qu’il est défini par les théoriciens Sartre, Blanchot et Barthes qui, comme le souligne Murat, ont l’originalité de ne pas être poètes (alors que dans les périodes précédentes, « la réflexion sur la poésie a été en France le propre des poètes », p. 35). Quant au corpus choisi, il s’agit d’abord de Guillevic, Follain et Jaccottet, rassemblés au titre de leur commune préoccupation pour « la réalité rugueuse ». Un dernier chapitre, particulièrement stimulant, montre en Bonnefoy un poète de la restauration. Pointant par exemple un « maniérisme de la syntaxe » (p. 104), Murat démontre que le hiératisme de cette poésie dramatisée à l’extrême, de par son abstraction, fait signe vers un passé éthéré, alors même qu’elle revendique avec insistance la présence : « On ne peut dire, comme le voudrait la théorie [de Bonnefoy lui-même], que la langue poétique s’arrache au concept. Bien au contraire, l’absence de déterminant empêche toute actualisation du nom et le décroche de l’ici et du maintenant : la ‘probante parole’ surplombe la scène de l’ordalie comme la colombe du paraclet. En 1953, une telle construction pouvait encore passer pour un archaïsme noble, marqueur d’un statut d’exception. » (ibid.) La force des commentaires de Murat, ici comme ailleurs, est de s’engager des deux côtés de l’analyse : au lieu de croire sur parole les déclarations d’intention des auteurs, il repart des textes et de leur fonctionnement matériel (pointant ainsi, ici, une absence de détermination) ; mais loin de se contenter d’observations stylistiques, il tire de ces analyses concrètes des vues touchant à des enjeux politiques, existentiels ou philosophiques.
La deuxième partie, intitulée « Orphée noir » (formule empruntée à Sartre), consacre de passionnantes analyses aux œuvres de Senghor, Césaire et, moins connu, le poète malgache Rabearivelo. Michel Murat tire de nouveau, de commentaires stylistiques subtils et précis, une réflexion d’ordre politique et même géopolitique qui s’enrichit de la lecture des préfaces de Breton (à Césaire) et de Sartre (à Senghor) — elles en ont préparé et structuré la réception en France. La troisième partie, enfin, « Les cartes rebattues », nous place à la fin des années 1950, avant que n’émergent de nouvelles « avant-gardes » à partir de 1960. Par quoi les cartes sont-elles donc rebattues ? Il faut dire que l’histoire selon Michel Murat ne consiste pas plus en une succession de révolutions formelles, qu’elle ne ressortit à un roman national. Son objet est plutôt la manière dont le poème, comme pensée en forme, s’articule à un contexte, répond par ses propres moyens à une situation historique qui l’excède. Ainsi, il est des moments de l’histoire où le poème thématise ses moyens, où donc la question formelle prend le dessus ; d’autres, où celle-ci reflue — et c’est le cas entre 1945 et 1960 : « on peut ici considérer comme un variant faible la question des formes poétiques. Elle est stabilisée après un long moment de crise, pendant lequel elle a été déterminante pour le devenir du genre. » (p. 13) La question formelle en quelque sorte neutralisée, les « rapports de la poésie avec la situation historique et avec la tradition nationale sont des fils conducteurs de [s]on ouvrage. » (ibid.) Murat met en exergue la « redéfinition de l’identité nationale, en raison de la fin de l’Empire » (p. 187), « l’éloignement de la culture humaniste » (ibid.) mais aussi « l’épuisement du surréalisme » (ibid.) Le refus d’une histoire française de la poésie, c’est-à-dire où, par une décision a priori de l’historien, la question nationale fournirait toujours la clé, n’empêche pas de thématiser cette même question nationale, dans les cas particuliers où c’est effectivement le cas : cette approche, qui refuse le dogmatisme, s’attache à dresser pour chaque moment son portrait causal complexe. Les trois auteurs étudiés dans la troisième partie sont Saint-John Perse, Ponge et Jabès. Avec ce dernier, on voit d’ailleurs s’achever un processus déjà en germe au début de la période : la prise progressive du pouvoir par le théorique (porté par des philosophes ou des critiques généralistes, non plus par des praticiens du seul vers) sur le poétique. Alors que Bonnefoy ou Jaccottet, en effet, « s’enveloppent de leur propre poétique […], ici le commentaire [de Blanchot et Derrida] devient la source de l’œuvre [de Jabès]. C’est un phénomène qui invite à considérer ces deux décennies, 1960-1980, comme le moment théorique de la littérature en France. » (p. 239)
La période suivante est maintenant prête à s’ouvrir. Avant de refermer La Poésie de l’Après-guerre. 1945-1960, un ultime moment, sous la forme d’un épilogue, nous invite à lire des œuvres plus secrètes — celles de Frénaud, Robin et Dadelsen. Il ne s’agit en effet pas, pour Michel Murat, de proposer une histoire endogène, dont chaque moment accoucherait dialectiquement du suivant, et où n’auraient droit de cité que des œuvres exemplairement traversés par le souffle de l’esprit du temps (selon une logique qui est à la fois celle de l’histoire nationale et celle des avant-gardes), mais d’abord de faire part à la particularité d’une configuration historique, tenant aussi à la présence de travaux attachants et irréductibles à ce dont ils seraient les symboles. Une telle entreprise rend ainsi non seulement intelligibles les moments de notre histoire des formes depuis la « crise de vers » de la fin du XIXème siècle, mais son écoute humble et profonde refuse de négliger ce que chaque œuvre, en sa manière singulière, essaie de dire et de montrer du monde, dans et par ces formes — pour un lecteur situé, sensible, pensant : elle a confiance dans l’effort du poème.