Eugénie Favre, Suites Tuoni par Pierre Vinclair

Les Parutions

04 oct.
2023

Eugénie Favre, Suites Tuoni par Pierre Vinclair

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Eugénie Favre, Suites Tuoni

            J’ai découvert le travail d’Eugénie Favre pendant le premier confinement : elle m’avait envoyé quelques poèmes pour Catastrophes. Je les ai d’abord lus avec une curiosité un peu perplexe, à la fois charmé par leur rythme et leur tenue, mais aussi décontenancé par une obscurité dont je n’arrivais pas à deviner les causes. Elle semblait n’avoir rien de commun avec celle des poètes français que je connaissais.  À vrai dire, ma perplexité ne tenait pas tant à l’obscurité, qu’à l’étrange manière dont elle me donnait du plaisir ; elle avait quelque chose de pop, d’entraînant. Même dans le tragique, elle ne fronçait pas les sourcils. Je demandai à Eugénie Favre si elle pouvait me faire lire l’ensemble dont ces poèmes étaient issus ; elle m’envoya un assez gros manuscrit (plus de 250 pages) qui ne s’appelait pas encore Ana-Viola. À peine reçu, je commençai à le lire, sans me douter que je ne parviendrais à le lâcher qu’une fois fini, le lendemain. À l’issue de cette lecture, je n’avais pas vraiment mieux compris, si ce n’est ceci : que je n’avais pas vraiment besoin de comprendre pour accéder à ce qu’Ana-Viola donnait ; comme peut-être on peut adorer la musique de Tom Waits ou Vladimir Vissotski sans partager leur étonnant dialecte. Son livre a été publié l’année dernière dans la collection S!NG du Corridor bleu.

            Même s’il ne lui ressemble pas beaucoup, Suites Tuoni, qu’Eugénie Favre publie aujourd’hui chez Flammarion, me fait un effet proche : je l’aime, sans pouvoir dire que je le comprends vraiment. Par rapport à Ana-Viola, le livre délesté de son ambition romanesque (je veux dire, de la contrainte d’une histoire) apparaît moins narratif, et de là, plus virevoltant. Des portes claquent dans tous les sens à chaque poème. La polyphonie qui était déjà au principe du précédent en vient maintenant à éclater l’unité en un feu d’artifice de voix. Les 102 fragments se présentent comme des sortes de missives coupées, trouées, montées et adressées par on-ne-sait-qui à on-ne-sait-qui, saupoudrées de noms propres qui renvoient à des lieux ou des personnes qu’on ne connaît la plupart du temps pas. On se sent un peu comme un cowboy (ou mieux, un indien) rentrant fourbu de sa journée, croisant les jambes sur la table basse pour allumer la télé et tomber sur une sitcom dont on ignore tout des personnages. L’épisode a déjà commencé. On profite d’une scène. Or ce n’est pas la télé, c’est un poème. Ce ne sont pas des personnages, mais des mots. Pourtant c’est quand même un peu la télé, dans la mesure où des péripéties de vocables déchargent l’énergie d’un drame, enroulée dans une intrigue dont l’enjeu semble toujours l’amour ou la beauté :

 

oh zutas
pauvros ou richos
montre-moi la forête
le chaparral la torrenzia

 

foudroie le converters
de la ligne de H
fais surgir les suprêmes
les nuits de Young les trémières
belbeaux les fantômes de
poils plaques plumes
et peaux c’est de tout

 

la clarté et chaque anneau
les vertes florès
des ambiguïtés les héroïques
le long de la route — foison foison
et de très beau — quelqu’un (p. 80) 

 

            Si bien que l’on se dit, en sortant ravigoté comme par ces 102 claques arrachées au rêve, qu’en réalité oui, tout est clair : le drame reconfigure les fragments d’un monde énigmatique, qui regorge de plis mystérieux dans lesquels on peut s’enfoncer, mais c’est notre monde. Tant de choses s’y offrent à aimer, et si les mots s’agencent en configurations étranges, c’est pour mieux  décharger sur nous ce mystère électrique nommé désir.

 

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