Orange Export Ltd. (1969-1986), Emmanuel Hocquard et Raquel par Pierre Vinclair
Le livre que publie aujourd’hui Flammarion est le fac-similé d’un ensemble important paru en 1986, qui permettait au grand public de découvrir une entreprise éditoriale confidentielle mais bouillonnante et déterminante pour une génération de poètes : la reprise en un seul volume de la multitude des publications (par Roger Laporte, Claude Royet-Journoud, Jean Daive, Franck Venaille, Hubert Lucot, Anne-Marie Albiach, Pascal Quignard, Alain Veinstein, Roger Giroux, etc.) de la maison Orange Export Ltd. Vingt-cinq ans plus tard et alors que ses deux instigateurs nous ont quittés (la peintre Raquel en 2014, Emmanuel Hocquard en 2019), la republication de cet ouvrage hors du commun n’a sans doute pas exactement le même sens qu’en 1986 : alors, la maison d’édition Orange Export Ltd. venait juste de cesser ses activités, et Hocquard n’avait pas encore la place cardinale qu’il a depuis acquise dans le champ poétique. La poésie objectiviste américaine, dont il fut l’un des introducteurs, était largement inconnue en France. Aujourd’hui, il s’agit d’un classique. Sa réédition a la vertu de remettre à la une, l’exigence salutaire et la radicalité qui manque à la poésie de notre époque.
Radicalité qui n’est pas qu’une posture (cela ne manque pas) : mais d’abord l’engagement concret des forces de deux personnes, dans la fabrication de petits livres : « Les chutes [c’est le nom d’une collection de textes de 5 pages], qu’Emmanuel Hocquard imprime à la main, ne sont pas un nombre, sont un temps : l’espace d’une journée. […] Le nombre des chutes c’est le nombre des livres imprimés à la main en un jour », écrit Pascal Quignard (p. 331). Avant d’être un mouvement ou un corpus de textes, Orange Export Ltd. est un geste éditorial. Comme le rappelle Stéphane Baquey dans sa préface « Pour Emmanuel Hocquard, le livre est un ‘objet ordinaire’. Les livres qu’il fabriquait avec Raquel tendaient non pas à un degré zéro de l’écriture, mais de la technique de l’imprimé. » (p. III). Celle-ci sert à l’incarnation du poème, elle en est la condition : « À nos yeux, écrivent Hocquard et Raquel dans un entretien inaugural, il y a livre quand le texte […] trouve son espace, son mouvement, sa respiration, son rythme, sa tension propre à travers le volume entier, de la première à la dernière ligne. » (p. 20-21). Cette profession de foi n’est évidemment pas sans poser ici problème : chaque petit livre Orange Export Ltd., de quelques pages (chacune comprenant quelques lignes), s’est transformé en une seule page (ou quelques-unes) du gros volume de Flammarion (un trait horizontal séparant les folios du tirage originel) : quid de « l’espace » et de la « respiration » propres du poème ? L’expérience de lecture en est forcément altérée et peut-être est-ce pour cette raison qu’Emmanuel Hocquard précise que « ce volume présente, en quelque sorte, un journal poétique ou une chronique des années soixante-dix. » (p. 7) et que l’éditeur met en avant son « caractère ‘documentaire’ » (p. XXIII). Nous donne-t-on moins à lire ici des poèmes dans leur intégrité, que l’histoire qui les relit ? Celle d’une génération de poètes ayant œuvré dans les années 1970 ?
Avant de se porter candidat à notre évaluation esthétique, ces poèmes se présentent comme les traces d’une puissance déterminée quoique soustractive : au lieu de privilégier la scénographie des affects, elle offre le spectacle tendu d’une écriture émancipée, mais dont l’impersonnalité même tient à l’engagement complice de subjectivités identifiables. On le voit autant dans la composition de tel étrange diptyque (un livre poème en latin par Pascal Quignard, et sa traduction dans un autre livre par Emmanuel Hocquard) que dans les notes du Bulletin où l’admiration réciproque et la reconnaissance affleure, que dans l’envoi par lequel Edmond Jabès conclut son livre : « Mots d’abîme, sans espace dans l’immense et insensible espace, voici, chère Raquel et cher Emmanuel Hocquard, que vous avez créé, pour eux, un univers à leur mesure ; leur univers à votre mesure. / Où ils ne sont plus qu’ombre et poussière d’ombre, la clarté, venue de vous, les inonde. Ah combien, par vos yeux et vos mains, l’invisible devient visible. » (p. 93). Le gros volume de Flammarion l’affirme avec éclat, ce qui importe, jusque dans l’écriture la plus grammaticalement impersonnelle, c’est l’articulation réticulaire d’une amitié de personnes, cette énergie qui nous déplace, nous incite et nous renouvelle lorsqu’elle s’incarne dans des dispositifs concrets : « tel est l’instrument qu’‘Orange Export Ltd.’, cette fabrique de formes nouvelles, met par chance — par amitié — à la disposition de l’écriture. » (Roger Laporte, p. 364).
Stéphane Baquey rappelle que Hocquard présentait ce groupe d’amis comme une sorte de « pléiade » : les écrivains de la poésie blanche, ou grammaticale, ou minimaliste, dont les textes sont caractérisés à la fois par un souci d’exploration formelle, et par une sorte de réduction thématique du poème à sa propre existence problématique. Bruit étouffé des mots sur la page, mouvements du neutre, tension réflexive extrême. On touche ici, en quelque sorte, au nerf de l’expérience moderniste : celle d’une poésie engagée, non bien sûr au sens où elle regorgerait de slogans pour ou contre telle ou telle idéologie, mais où l’apparence de refus du monde n’est que le marqueur de l’expérience la plus radicale de son opacité. Les circonvolutions spéculaires d’un Roger Laporte (écrivant sur l’expérience de répéter l’écriture de l’épreuve impossible d’écrire) sont la version la plus vertigineusement dramatique d’une telle inclination, qui irrigue beaucoup des livres recueillis. Certains nous apparaitront sans doute symptomatiques de leur époque (« tournant linguistique » et post-structuralisme), cochant ses cases par des tics d’autant plus ostensibles qu’ils se font rares sur la page, mais d’autres parviennent à en tirer l’occasion d’un chant étrange, à la beauté aride, d’une drôlerie nerveuse et souvent punk. La « modernité négative » n’est pas sans disparité ni relief. L’avantage de ce gros volume, non pas anthologique mais exhaustif, est de tendre à notre présent toutes les facettes de ce miroir brisé.