Écrits sur la poésie, 1981-2012 de Jean-Paul Michel par Matthieu Gosztola
À Bataille articulant ces mots : « Impossible, pourtant là ! », Jean-Paul Michel répond par une question : « Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? Le précipité inconfondable d’un assaut d’impossible en face. » (« Un à-pic, comme l’existence. »).
Et si Bataille et Michel peuvent être rapprochés, c’est à un point tel que les lignes suivantes, extraites de Georges Bataille, Poète du réel de Marie-Christine Lala, conviennent parfaitement à l’œuvre et à la pensée de l’auteur du Dépeçage comme de l’un des Beaux-Arts : « La poétique du réel donne […] la mesure sans mesure d’une expérience de la temporalité où le présent demeure toujours actuel dans l’échéance de l’être et le jeu de la chance. Elle soutient le défi de la tension dramatique vers le futur pour mettre en réserve le sens du sacré au creux de l’instant présent. Et l’œuvre poétique ouvre un accès renouvelé au symbolique en favorisant la projection d’un espace de possibles, là où le réel impossible qu’elle fait advenir (dans l’outrance du désir […]) libère le mouvement de translation du monde en son exubérance infinie. Ce qui advient comme le monde n’est que la mise à nu de ce qui est dans le rejaillissement de la vie. Une fois extraite cette valeur athéologique du sacré, la part du divin en l’homme mise à nu s’éloigne irréversiblement de toute représentation de Dieu. ».
Ce « jeu de la chance » qu’évoque Marie-Christine Lala se confond avec tout ce qui, de la vie, est personnel, mais aussi actuel. Tout ce qui fait, lecteur, que la vie est votre vie, au présent, sans jamais cesser de vous excéder de toutes parts, vous entraînant dans sa fulgurance, et dans son éternité. Comme l’écrit Bataille : « C’est seulement ma vie, ce sont ses dérisoires ressources qui pouvaient poursuivre en moi la quête du Graal qu’est la chance. ». Et Michel ajoute : « Le nom vrai d’être est Chance. / L’autrement nommer diminue » (« Je ne voudrais rien qui mente, dans un livre. »).
Faisant que jamais ne s’arrête le « jeu de la chance », afin que le présent « demeure toujours actuel », Michel s’attache, par l’écriture, à faire en sorte que soit « magnifiée » la vie, « de la racine jusqu’au sommet » (Bataille), en ressuscitant ce qui est, dans et par le rythme de la phrase, du vers.
Ce qui est : simplement. Mais avec « le plus grand scrupule, la plus grande délicatesse, la plus grande inquiétude » (La vérité, jusqu’à la faute).
Aussi Michel prend-il « garde à chaque voyage » (Pascal). À chaque voyage qu’est chaque instant. Il est le poète tel que le définit Monchoachi dans La case où se tient la lune (William Blake & Co Edit, 2002) : « Le poète, comme l’Indien, l’oreille tendue collée au sol. Il perçoit ce qui a eu lieu et résonne encore et ce qui vient ».
Aussi a-t-il « rapport à tout ce qu’il connaît […]. Il voit la lumière, il sent les corps, enfin tout tombe sous son alliance » (Pascal). Comme Hölderlin, il perçoit « la bienheureuse, profonde Vie du monde », saisissant, en les choses, « l[e] poids intact de vérité, l[a] force, cette puissance de révélation, qui est beauté. » (Mohammed Khaïr-Eddine).
Comme Hölderlin écrivant dans « L’errant » : « Encore foisonnent les pêchers pour moi, m’émerveillent les fleurs, / Presque comme les arbres se dresse, splendide avec les roses, le buisson. », Michel « pari[e] // sur des beautés // présentes » (« Le plus réel est ce hasard, et ce feu… »).
Et écrire devient sauver ces beautés présentes, en les restituant à l’irrévocable présent du signe.
En somme, il ressuscite ce qui est, après que ça a été, dans et par le rythme de la phrase, du vers. Donnant à entendre « l’inimitable musique de / ce qui est », quand bien même « ce qui est » ne serait plus.
Et les beautés présentes par quoi vivre est l’autre nom de Chance conduisent inexorablement à la joie. À la joie pascalienne : « Joie, joie, joie, pleurs de joie ».
Ainsi que le retranscrit Michel dans ses carnets de Villa Waldberta datant de 1993 : « […] pure surprise d’ici ouvrir les yeux dans la lumière, dans la stupéfiante évidence de seulement être, là, saisi de seulement être. […] Comment dirais-je que, de cet observatoire tout physique sur l’infini réel (et dans des dispositions d’attention que, le lieu aidant, je ne puis comparer qu’à ces affûts anciens où le chasseur finit par ne plus faire qu’un avec le paysage de son éveil) m’est donnée l’ "ignorante", la jubilante, la légère, la parfaitement heureuse paix d’un moment où l’évidence de la merveille du non-savoir se confond avec une manière d’exultation sans objet que j’aurais pu croire m’être maintenant interdite ? » (« Dans la surprise de voir… »).
Vivre cette joie, c’est vivre. C’est être : « Manquer à la joie, c’est manquer à l’être » (« Je ne voudrais rien qui mente, dans un livre. »).
Vivre cette joie, c’est se consumer. Être est brûlure à jamais répétée, – et il nous faut nous pencher sur Bataille, et lire ces phrases qu’il écrit… à l’instant, puisqu’il le fait dans un présent inentamé qui est celui de la lecture : « Rien n’existe qui n’ait ce sens insensé – commun aux flammes, aux rêves, aux fous rires – en ces moments où la consumation se précipite, au-delà du désir de durer. ».
Chaque page de Michel est pareillement, touchant au sublime, brûlure pour le lecteur. Brûlure d’être. « L’écriture n’est pas là pour dire. Elle est là pour être » (La vérité, jusqu’à la faute).
Écrivant, faisant en sorte que nous soyons « en présence de la pensée comme chant, du chant comme pensée » (« Pour nous, la Loi »), Michel parvient à faire que les signes soient ce qu’ils sont véritablement : « l’être de l’être » (« Je ne voudrais rien qui mente, dans un livre. »).