Failles/ traces d'Auxeméry par Pierre Vinclair
Négocier avec la lumière
Pour comprendre le titre du dernier livre d’Auxeméry, Failles, on peut l’ouvrir vers la fin :
Failles obliques du sens, complots à déjouer. Défis.
Dans la fente du sol, Ulysse voit les défunts sans voix ;
le sang du sacrifice coagule ; le temps, lui, reprend.
La voile s’émeut. Plus tard.
on appareillera. (p. 315)
Si l’on veut en comprendre le sous-titre, ou la caractérisation générique, “traces”, on peut remonter quelques pages plus haut : “Toute trace fait signature, toute empreinte cache / autant qu’elle révèle ou dénonce.” (p. 310)
Beaucoup est dit, déjà, dans ces deux courtes citations, du projet qui anime ici l’entreprise d’Auxeméry : s’y joue une reprise de la figure d’Ulysse (ses voyages, son retour), à l’aide de laquelle questionner ou relancer la possibilité d’un sens dans un monde devenu chaos, — d’un sens, mais immanent au poème, vivant à même la trace. À même la trace, et non, par exemple, dans l’artisanat de la métaphore : dans l’écriture d’Auxeméry, il ne semble pas y avoir d’extériorité de la poésie à la vie, et dès lors pas d’ornements à ajouter a posteriori à ce qui serait la (morne) expérience courante. La vision, d’emblée poétique, s’émancipe du fétichisme de l’image — et le poème se fait lumière : “Et la lumière ne naît que / d’une langue maîtrisée / dont la syntaxe / divertie de ses propres enchantements” (p. 266) C’est donc parce qu’il doit faire de la trace le lieu de la lumière, que le poème cherche les conditions d’un rapport oblique (dans la faille) à soi, aux autres, au monde.
À soi, mais non pas à l’individu empirique : comme l’écrit l’auteur, “je ne me reconnaissais aucun droit à un quelconque lyrisme / je me suis toujours foutu du je qui se hausse du col” (p. 169) Le je dont il est question ici est d’abord un regard, ouvert sur le réel, en même temps qu’une écriture. Je est la trace dans son mouvement : un tracé, qui est aussi reprise d’une trace ancienne, relance. Ainsi, nombre des poèmes de Failles sont des réécritures de textes déjà composés ou commencés parfois plusieurs décennies plus tôt, et remis sur le métier : “On a donc éprouvé parfois le besoin de refaire des marches anciennes, avant que l’articulation des membres soit très franchement obsolète, impossible à réparer ; de reprendre certaines lignes tracées et recomposer ; de revisiter des formes… Là se situe un espace où se mesurer.” (p. 345) Le poète-Ulysse ressemble aussi à Pénélope, “Le palimpseste, l’érasure du texte, la reprise & // tout le va-et-vient des corrections, l’interminable.” (p. 246) Une reprise, une relance de la trace, toujours orientée par la quête de la lumière : “Le poème revient infiniment sur ses propres traces // à la poursuite d’une fin que sa propre lumière terminale / repousse toujours loin l’avant vers le sans-fin” (p. 265)
Cette reprise de la trace de soi n’est pas solitaire : d’abord, elle est formée et détournée par le champ magnétique de la tradition. Non pas la tradition dans l’absolu, mais la galaxie particulière formée par les quelques figures qu’aime l’auteur, qui ont déterminé son goût, ou dont il a été le traducteur : Victor Segalen, Allen Ginsberg, Ezra Pound, Charles Olson, André Breton, Antonin Artaud, Cesar Vallejo, Louis Zukofsky, William Carlos Williams, Hilda Doolittle, Blaise Cendrars, mais aussi Charles Mingus, Lucrèce ou Héraclite, forment ce champ de bosse singulier sur fond duquel les vers amples d’Auxeméry tracent leur sillon. Ensuite, la trace est orientée, offerte à quelqu’un. Sans doute il n’y a “Pas de dieux. / Seuls signifient les Caractères. / Au lieu où sont les signes / est le sens.” (p. 211) mais ces signes eux-mêmes sont un mouvement, une reprise et un cercle, une adresse. Des signaux, d’adieu ou de salut, de détresse. Les textes ne sont ainsi pas sacrifiés au dieu mort, ou à l’hypothétique lecteur transcendantal, mais donnés aux amis, poètes, critiques, aux proches — Yves di Manno, Jean-Paul Michel, Florence Trocmé, Pierre Joris, Rachel Blau DuPlessis, etc.
Cette reprise de soi, augmentée par ces figures de l’altérité bienveillante (moteurs et adresses), ne tourne pas à vide : ni solipsiste, ni de l’entre-soi, la poésie d’Auxeméry se veut d’abord une confrontation, un face à face avec le réel, et la tentative de percer dans le brouhaha qui l’occulte, des failles, à travers lesquelles puisse passer la lumière oblique du sens. Comme dans la nouvelle de Borgès, le texte n’est pas le récit de la bataille : c’est la bataille. Le poète lance ses vers comme des banderilles. Ils trouvent dans les voyages (où aucune habitude ne recouvre le monde d’un drap de bruit) une occasion privilégiée de se déployer : l’inconnu y semble surgir directement aux yeux du voyageur reconnaissant. Mais le poème doit poursuivre partout son effort, jusque dans les situations les plus quotidiennes, si “la lumière parvient à enrayer le cours des choses // pour clouer l’indécision ou le figement qui fait de cet être // le lieu même où sa singularité se définit son port de tête // lorsque le flou le prend ou la pose le fige & garde l’énigme // qu’il est à soi-même — // sa clé, sa solution (p. 69). En un sens, c’est un effort modeste, que tout le monde fait ou doit faire : il s’agit tout simplement de douer sa vie de forme : “établir des relevés, voilà // & délimiter l’aire où se sont fixés / telle allure, telle émotion, tel infime / ou peu frivole arroi des sens ou de l’esprit / tout ce qui d’une vie dépose ou manifeste / & façonne ce qui doit en être lu” (p. 34). Mais en un autre sens, cette tâche est la plus haute et la plus ardue. Car ce travail par lequel l’être se révèle, a une portée proprement ontologique : il s’agit de “Percer l’opaque, peut-être. Devenir lumière. Et questionnement de la lumière.” (p. 349) Une lumière rasante, cherchant à révéler à la surface de la trace l’être dans son relief et son mystère, mais aussi une lumière réflexive, critique, qui se questionne : le premier acte de la lumière est la lucidité. Elle connaît sa propre fragilité, face à l’immensité de la tâche : nécessaire, le poème est aussi impossible. Il est “l’impossible / mesure de l’abîme —” (p. 110).
En somme, l’art d’Auxeméry cherche l’“efficacité du souffle / disciplinée par la forme qu’il investit / et qui lui fournit couleur et sens” (p. 172), tout en se sachant perpétuellement en défaut, puisque les dieux sont morts, que le sens fuit perpétuellement et que le monde sombre, — la parole crevant de sa propre contingence, indépassée. C’est dans la position inconfortable définie par l'injonction paradoxale de se faire l’impossible nécessité, que se déploie son effort opiniâtre : “qui parle même, sinon l’impossible parole ? ” (p. 39) Qu’il réussisse ou non, que la lumière se déploie, immanente, et qu’elle révèle dans la trace une vérité de l’être ou pas, le poème n’aura de toute façon pas été vain : car la composition poétique, outre sa fin, est aussi un acte. Et il s’agit, pour “celui que travaille le souci de dire le fait humain”, de “creuser […] dans la parole même ce qui doit d’elle surgir, et négocier.” (p. 346). Et l’on doit juger moins cette négociation (qui risque de ne pas aboutir parce qu’il s’y agit de traiter avec l’impossible même) à l’aune de ses résultats, comme s’il s’agissait d’une technique ou d’un artisanat,— qu’à l’aune du courage dont elle est l’incarnation, dans la parole. Car c’est là une première manière, et la seule, de regarder l’abîme en face, et de tenir debout, — face à lui. C’est une éthique, — c’est l'éthique : “l’acte d’écrire est le seul possible acte de piété // le Réel est impitoyable” (p. 183).