Idiotie de Pierre Guyotat par Pierre Vinclair
Au seuil d'un recueil d’entretiens paru en 2016, Humains par hasard, Donatien Grau demandait à Pierre Guyotat s’il se sentait enfin « arrivé ». Celui-ci répondait « Je ne veux pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, mais je sens que je suis sur la voie. » Quelques pages plus loin, il avouait avec moins de fausse modestie : « Je me considère comme un poète ayant un don ». Ce n’est pas tant cette bienveillance à l’égard de sa propre œuvre, qu’il partage avec bien des commentateurs, critiques et journalistes (trop heureux de pouvoir, dans un geste délicieusement bartheso-foucaldien, tresser à leur tour des éloges à celui qui jadis fut sanctifié par l’avant-garde intellectuelle), qui m’intéresse, que sa conception de la poésie. Je lis donc avec intérêt son récent Idiotie, qui se penche sur les années mêmes durant lesquelles l’auteur est « entré en poésie », pour reprendre une expression qu’il revendique dans le même recueil d’entretiens : « Pour moi, les gens ont dû penser : ‘Il entre en littérature comme en religion.’ Mais oui ! Ce n’était pas très beau comme expression, surtout de la part d’adultes, ce n’était pas très malin, mais c’est vrai que j’ai pu vivre la poésie de cette façon-là. »
Idiotie n’est pas « en langue », comme Eden, Eden, Eden ou les deux volumes des Joyeux animaux de la misère : au contraire de ces textes, dont la rhétorique de l’oralité, qui s’offre dans une explosion langagière défiant toutes les conventions, rend la lecture difficile, Idiotie est comme Coma, Formation et Arrière-fond, un texte en « langue normative », c’est-à-dire répondant à des grammaire, syntaxe et orthographe plus courantes. Le projet est le même que dans ces trois derniers titres : il s’agit pour Pierre Guyotat de baliser les étapes importantes de sa vocation à la poésie, c’est-à-dire d’élaborer moins une autobiographie qu’une auto-hagiographie, c’est-à-dire d’écrire sa propre vie en saint. Idiotie déploie ainsi un ensemble discontinu de scènes ayant trait à la publication de son premier livre (précoce et dérangeant) aux éditions du Seuil, d’une part, et à son expérience (marquée par l’écriture, subversive) de la guerre d’Algérie d’autre part — expérience dont on sait qu’elle fera notamment la matière du premier livre qui lui amènera reconnaissance et scandale, Tombeau pour cinq cent mille soldats. Pierre Guyotat s’y présente comme un écrivain génial, d’un côté, et comme une sorte d’enfant terrorisé, de l’autre, continuellement débordé par un désir qui lui fait perdre ses moyens, rend opaque son expérience du monde et désarticule sa phrase.
Désir des femmes, dont les sexes et les seins apparaissent et disparaissent, obsédants, au fil des pages. Mais pas seulement ; il y a, à tout propos, une sorte de halètement dans le style de Guyotat. Des bouts d’expériences sont accolés sans hiérarchie d’un côté et de l’autre d’une virgule ou d’un point-virgule, le monde semble lui apparaître à la fois comme plat, sans relief, et comme désorganisé, chaotique. On se demande s’il est sans perspective, ou au contraire bourré de trop de perspectives contradictoires. Par exemple cette phrase : « Je sors, traverse la Seine, la lettre en poche intérieure contre ma poitrine ; je marche vers le nord, par l’est — Père-Lachaise, Buttes-Chaumont —, passe le pont tournant de Crimée, les canaux gelés, entre, chemin de l’Échange, entre Aubervilliers et Saint-Denis, dans un café au plafond bac, jaune noircie de fumées de charbon ; une musique ‘arabe’ y est jouée dans la pénombre, petite flûte, derbouka, viole rustique, une fille en sort et y rentre, reins étincelant aux secousses de sa danse, des bijoux tintent sur sa poitrine qui se dénude à chaque tour : des billets, des petites liasses volettent autour ; turbans défraîchis, or, blanc, oripeaux de l’ennemi d’alors ; du dehors, sons de trompe, de bris de glaces, de vent. Je m’assois à une table où des enfants tombent leurs têtes endormies. » (p. 69). La seule petite antanaclase de « entre », donné une première fois comme verbe (entrer), et une seconde fois comme préposition (« entre Aubervillers et Saint-Denis ») est symptomatique d’un style dont le travail, évident, est moins au service de la précision didactique, que d’une volonté de partage de la submersion. Dans la phrase de Guyotat, aucun mot n’a un service évident, et comme dans un cauchemar d’enfant, les adjectifs peuvent être lestés de leur contraire (« le short d’été léger lourd de pisse abaissé sur les reins » (p. 136) ou les prépositions se faire substantiver (« se laver son devant de corps couvert de vomissure » (p. 137). Le tout dans un feu d’artifices d’allitérations froides : submersion.
Submersion, notamment, par un désir impossible à assouvir : « l’amour m’est interdit pour que je crée. » (p. 86). Là serait une nouvelle réponse de Guyotat, sans doute, à la question posée plus haut. Qu’est-ce la poésie ? La première réponse était : une vocation. La seconde : c’est l’écriture au désir (dont le moteur est l’énergie sexuelle) : « je ne bouge plus, craignant qu’un mouvement ne fasse éjaculer mon membre tendu — dont, depuis deux ans, en raison de la promiscuité, je ne peux me servir pour écrire le premier état du texte à quoi me voue mon imagination — et que je garde tel pour la libération. » (p. 107) Et plus loin : « Y risquer ce membre par l’érection duquel, depuis la prime adolescence, et le désir attenant dans tout mon être qu’il maintient jusqu’à son extinction, je tire les prémisses des figures, lieux, actions, verbe surtout, de ma poésie future ? » (p. 180). C’est de cette essence érotique que la poésie de Pierre Guyotat tire peut-être sa dimension subversive. En France, son père lui impose de signer son œuvre naissante d’un pseudonyme ; en Algérie, ses carnets saisis lui coûtent incarcération et section disciplinaire. Pendant l’interrogatoire, « sur mon genou, dans un carnet, j’écris un petit texte majestueux d’ouverture de livre futur » (p. 111). Quand le colonel veut l’acculer en lisant les textes saisis, l’écrivain reconnaît « ‘mon style’, des notes de moi, donc, dont le bloc n’a pu être caché à temps par les camarades » (p. 114). Troisième réponse : la poésie est plus forte que les forces qu’elle subvertit. Même lu par le colonel qui l’envoie au trou, Guyotat trouve que son texte rayonne. Comme une parole de Jésus resterait vraie, pour le fidèle, dans la bouche d’un membre du Sanhédrin.
C’est quelques pages plus loin, ayant reçu et lu Domaine de Faulkner, que Pierre Guyotat est frappé par une révélation qui le rend conscient de l’origine de ce pouvoir de la poésie : « Illumination : c’est de la bête que je dois faire une œuvre, de l’idiot qui parle, […] par l’idiot, détruire l’humanisme, comprendre le monstre politique ou de camp (le culturel n’a pas empêché la pire déshumanisation) — […] le christ lui-même… plus le mental et les préoccupations sont limitées, plus le verbe est beau et ample : l’idée fixe comme percée et éclatement du réel. » (p. 149) Mais un tel art poétique, moins qu'une soudaine et miraculeuse « illumination » reçue par un saint de la littérature, n’est-il pas simplement le programme de la modernité poétique depuis au moins Rimbaud, puis précisément balisé par Bataille ? Outre que la figure de l’idiot a été abondamment illustrée par Dostoïevski, le fait que Guyotat ait sa révélation en lisant Faulkner ne prouve-t-il pas suffisamment que l’idiotie est une posture littéraire identifiée, avec sa rhétorique et ses lieux communs ? Chacun prendra son parti, et acceptera ou non le rôle de fidèle inconditionnel que l’auteur semble lui demander. Les uns s’esbaudiront à la beauté hyperlative de ses livres ; les autres regretteront la mystique kitsch par laquelle l’ancien compagnon des structuralistes, de Tel Quel et de la Déconstruction (qui déclare encore vouloir « abattre mon je, vivre sans » p. 76) fait archiver ses textos, comme ses spams, à la BNF *. Mais ce débat sur la valeur de la posture ne doit pas faire oublier la définition qu’il nous propose de la poésie : une vocation, consistant à mobiliser les ressources du désir pour éclater, dans des percées subversives, les catégories culturelles qui recouvrent le réel. Et parmi ces catégories, peut-être, celles du grantécrivain et du « poète ayant un don ».
* L’OBS-Rue 89, article de Claire Richard, 15 avril 2015