je te fais un dessin de Marc Cholodenko par Pierre Vinclair
Le lecteur sera sans aucun doute bien désorienté par le premier contact avec cet étrange livre. Car une fois franchie la très sobre couverture, sans texte en 4ème, et ce titre d’apparence si simple — je te fais un dessin, “je” minuscule — dont la signification est plutôt rassurante (une promesse d’explicitation, voire d’explication), il plonge dans une première phrase absolument vertigineuse :
Impersonnelle et cependant plus prégnante qu’aucune, l’intimité de la nuit la voilà trouée par la ligne intermittente d’un blanc jaunâtre dont l’origine lointaine, invisible et silencieuse, signifiant tour à tour la menace et le désintérêt selon la direction des phares, ne se laisse identifier que par les plus spécifiques des inclinations que la machine en général emprunte et manifeste à l’humanité dont celle-ci en particulier aime singer la destinée en sa progression à la fin toujours aléatoire, qu’elle soit ultime ou momentanément reportée, à moins que jetée plutôt que filée, la métaphore aille bondissant de rocher en rocher jusqu’au fond de l’eau où son véhicule perdure dans sa fonction symbolique parfois déléguée et réduite à la métonymie d’un ou plusieurs pneus, d’aventure reposant inclinés l’un contre l’autre, tendrement disposés par le hasard de la stase en abrégé d’éternité.
Sonné, il tente de reprendre ses esprits, rampant vers la deuxième phrase, au cas où elle offrirait des prises, un développement, une explication de la première (qu’on lui fasse un dessin), mais après quelques mots seulement il comprend qu’il doit s’en garder : cette deuxième phrase, également tortueuse, est un autre torrent, fait de courants également complexes, tourbillonnant vers d’autres lieux. Il doit donc faire demi-tour, et prudemment, doucement, mot par mot, relire la première phrase. S’il ne s’en sent pas tout de suite le courage, qu’il se mette à feuilleter l’ouvrage qu’il a dans les mains ; il découvrira que le livre de Marc Cholodenko est composé de trois parties : la première est cette longue prose, dont les phrases qui se succèdent n’entretiennent pas de rapport évident, — si ce n’est que les trois premiers mots de chacune sont en gras. La deuxième, intitulée “mes tableaux d’une exposition”, présente de courts poèmes en prose sur des sujets variés, et la troisième, “mes gribouillis d’enfant”, prend la forme d’une série de paragraphes de dix à vingt lignes, commençant tous par “Je suis si petit que…”
Ragaillardi par ces maigres découvertes, le lecteur affronte de nouveau la première phrase de je te fais un dessin. Il comprend que, s’il est question de nuit, de phares de voiture, de métaphore, de pneus, c’est d’abord l’événement de la phrase elle-même qui est l’enjeu de cette page (et peut-être, de toutes les autres) : le sens qu’il croit à un moment tenir, évanescent, n’est qu’une fine couche de rosée à la surface de ce chemin, éclairé par les phares d’une voiture qui passe. Il serait bien incapable de paraphraser : la phrase est fuyante et propose, dans son aller-retour entre la pensée et les choses, une figuration qui tient du ruban de Möbius. Au lieu de poser l’extériorité réciproque de l’objet et du sujet (comme dans un dessin : l’imagination du dessinateur n’est pas en crayon à papier), la chose devient figure de style, le comparant comparé, le signifiant signifié. Au moment même où elle les créé, la phrase fait passer l’un dans l’autre ces termes que l’on croyait antinomiques.
Ce sont pourtant bien, en un sens, des dessins, que l’auteur nous offre ici : alors que dans le récit habituel, elle essaie d’échapper à la spatialité (elle nous fait oublier la place qu’elle prend sur la page) pour singer la temporalité (elle nous fait croire qu’elle a un début et une fin, et qu’elle se déroule, dans du temps), la phrase de Marc Cholodenko nous contraint à aller et venir en permanence de son commencement à son terme, la lecture s’entortillant dans cette structure complexe qu’il serait d’autant plus absurde de vouloir commençante et finissante, qu’elle n’a pas de rapport évident avec ce qui la précède et lui succède. Bien sûr, Ponge contestait déjà l’extériorité réciproque des mots et des choses, en faisant comme si les mots étaient pleins des choses qu’ils nomment, et les choses bourrées des mots qui tiennent lieu d’elles. Mais ce renversement des mots dans les choses et réciproquement laissait la phrase inquestionnée, qui tâchait d’opérer dans le temps (et non dans l’espace) son office. Dans je te fais un dessin la phrase semble plutôt une arabesque complexe, intemporelle, dont “je”, les mots, les objets (la pomme, le couteau, le vase, le sein, etc.) et d’autres figures (le désir, la puissance, les chiffres) seraient des nœuds, apparaissant puis disparaissant mais faits du même unique fil :
Ce n’est pas que l’esprit à qui l’idée se propose de leur description se récuse, ni ne se décourage d’avance devant la difficulté de résorber la contradiction accordant la subtilité fluide du contour à l’impassible majesté du volume (ou l’inverse, ou l’inverse ?), c’est seulement que l’évocation, à quoi une appétence plus impérative l’a déjà engagé malgré lui dans la voie inévitable de l’invocation, lui semble plus conforme à son objet sinon à son entreprise, à quoi il peut maintenant, si l’envie persiste, se consacrer. (“Les seins”, p. 68)
D’une phrase à l’autre, on voit donc ces formes apparaître et disparaître ; la lecture va et vient, monte et descend sur ces montagnes russes agrémentées de trous soudains, de chausse-trappes ou de trompe-l’œils. Une expérience étrangement d’autant plus intense qu’il s’agit moins pour le lecteur de synthétiser peu à peu le sens des diverses phrases en une figure totale (comme lorsque l’on résume un livre), que de prendre du plaisir à voir (à sentir) la figure se déployer peu à peu, — et mieux, à la déployer soi-même dans le procès de la lecture. Un déploiement qui n’interdit nullement la réflexivité, du reste, et la révélation par cette phrase, à la fin, de la vérité du livre qu’elle opère, — bref, de nous faire, finalement quand même, un dessin :
Autour de l’objet perdu un cercle d’opérations se fait, non successif, s’échangeant soi-même, qui est ma relation à l’objet. Cherchant, je suis l’objet découvert, de le faire reparaître c’est moi qui suis caché. La circularité ne peut être interrompue pour être coupée — coupée pour être interrompue. Il n’y a à proprement parler ni cachant ni caché car il n’y a rien qui soit en son propre et ne soit définitivement présent. Le cercle ne représente ni un cercle ni la circularité il est le dessin même et même ce dessin que je dessine. Même ce dessin que je dessine est le dessiner être le dessin. (p. 114-115)