L'Embouchure de la Maye de Jacques Darras par Pierre Vinclair
Comme parmi les vacanciers l’été venu, il y a en France des poètes de montagne, tels Nicolas Pesquès ou Olivier Domerg, et des poètes balnéaires. Jacques Darras, qui fait indéniablement partie de ce second groupe, publie L’Embouchure de la Maye dans les vagues de la mer du Nord (Le Castor Astral & In'hui, 2018), la version remaniée d’un volume initialement publié en 1999. C’est le troisième du grand cycle de la Maye, qui compte « huit chants ». Celui-ci, sous-titré « Poème », est composé de dix sections, parfois elles-mêmes composées de plusieurs poèmes. Ce cycle, le poème d’une vie, est décrit par l’auteur comme un projet de « cathédrale » (À l’écoute, p. 44 ; ces entretiens avec Richard Sieburth sont publiés dans la même maison, en même temps) avec un « travail d’architecture » « dissimulé » et « cohérent » (À l’écoute, p. 43). Une cathédrale, et en même temps, « une grande place du Nord. […] Une place, c’est un monument en creux, si je puis dire. » (p. 43), Au croisement de deux traditions, le long poème américain (de Whitman à Pound et Williams), et la grande ode à la française (Péguy, Claudel), ce vaste projet est désormais achevé (le Castor Astral depuis 2016 en publie un à un les volumes remaniés). Loin de la valorisation moderne du fragment et de l’inachevé, l’auteur écrit : « Je voulais à la fois la plénitude creuse ou vide de la cathédrale et le vide plein de la place républicaine. Je voulais conjuguer ces deux forces-là. […] Je pense avoir réussi. Je le dis d’une certaine façon qui va sans doute paraître arrogante mais je pense avoir réussi. » (À l’écoute, p. 45)
Comme Alice Oswald dans Dart ou Franck Venaille dans La Descente de l’Escaut, Jacques Darras appuie son œuvre sur le tracé d’un cours d’eau : la Maye est un fleuve côtier du nord de la France. Pourquoi cette figure ? Peut-être parce que la descente de la rivière garantit à la fois l’unité (géographique du cours d’eau) et la diversité (des paysages traversés), la nécessaire continuité du sens à travers différents poèmes, organisés avec discrétion dans un livre. À moins que le bassin versant d’un fleuve ne soit la métaphore adéquate pour qualifier le poète lui-même : « je suis un homme en évolution constante, écrit Jacques Darras, je suis un personnage évolutif, d’une certaine manière, j’ai l’impression d’être un fleuve qui se nourrit de multiples affluents, donc qui brasse toutes ces eaux diverses, concurrentes, concourantes, et en même temps les emmène vers un large indéfini. » (À l’écoute, p. 57)
Dans ce fleuve, « l’affluent Shakespeare » (À l’écoute, p. 57) tient une place importante. Dans la première partie du volume, « William Shakespeare sur les falaises de Douvres » (L’Embouchure de la Maye, p. 9-112), l’auteur fait alterner à chaque fois deux traductions d’un même sonnet du dramaturge, avec des méditations en vers sur ses pièces (le passage s’opérant par échos thématiques). Ces pièces, écrites après que l’auteur eut fait « l'acquisition d’un appartement en front de mer à Calais […] donnant directement sur la Manche et les falaises blanches de Douvres et Folkestone, aperçues par beau temps » (L’Embouchure de la Maye, p. 273), sont composées de longs vers, dont voici les premiers du recueil : « Lorsque j’eus refermé la lisière de l’enfance dans mon dos / Et que deux tourterelles eurent emporté la clé de l’école, / Les années filèrent leur sable en une seule grande plage, / Me voici tout au bout à présent marchant contre les vagues, / Aperçu en diminution devant la toile de fond de l’espace. / Pour faire bonne mesure j’ai même mis un pays étranger / À l’arrière-plan, vingt à trente kilomètres de vol d’oiseau / Que la syntaxe tendue de l’huîtrier pie efface d’une traite, / Comme s’il me fallait une nouvelle lisière avec l’inconnu, / Comme si d’apercevoir des falaises blanches tout au loin / Constituerait la promesse qu’existera toujours le partage. (p. 11)
La confrontation des deux traductions, produites à plusieurs décennies d’intervalle, du même sonnet de Shakespeare, est intéressante. Voici par exemple le premier vers du sonnet 45 : « The other two, slight air and purging fire, » La première version de Darras : « L’air subtil avec le feu cathartique tous les deux, en tous temps » (p. 77) Et la seconde : « Deux autres éléments, l’air fin le feu qui purge » (p. 78) Frappe, ici, par rapport à la prodigalité de la première, l’économie dans l’expression de la deuxième version, proche de l’original. Vers suivant : « Are both with thee, wherever I abide; » Darras 1 : « En tout lieu où ma maison me porte, constamment t’accompagnent, » Darras 2 : « Résident avec toi où que j’aie ma maison : » Dans la première version, le vers est plus ample, non seulement parce que le traducteur explicite le sens, mais aussi parce qu’il donne de lui : wherever I abide signifie littéralement « où que je réside ». Traduire dans la première version par « En tout lieu où ma maison me porte » ajoute une figure. C’est que derrière la concision élisabéthaine, pousse dans la langue de Darras une générosité whitmanienne (Jacques Darras est le traducteur des Leaves of Grass) : « Je vote pour la démocratie subtile des fleurs ayant ton violet / Ou pourpre et, parmi les familles éligibles, deux ont ma préférence / Qui sont la pivoine, le lupin, que leur humilité nordique protège. » (p. 79)
Comme la descente du fleuve est une promenade aboutissant à l’océan, le poème « parlé marché » cherche son souffle du côté d’une mer épique : « La simplicité de la ligne qui se prolonge aussi loin qu’elle peut, / D’une seule avancée du souffle poussant devant lui les mots / Comme un pâtre sa troupe aux pentes d’une colline toscane / […] Me semble plutôt avoir la précarité hardie d’une vague courant […] / Lorsque s’abat la vague sur le rivage en un don gratuit d’eau / Joyeuse expirant un voici ! de pure démonstration rhétorique […]. » (p. 19-20) Dans « Mon tribut à l’Oise » comme dans « Hugh MacDiarmid méditant sur une ‘plage soulevée’ des îles Shetland » (traduit p. 209-225) ou les « Lettres à la rivière », de George MacKay Brown, traduites dans l’une des dernières sections du volume, Jacques Darras ne cesse d’affirmer l’exemplarité de l’eau et des « mots de la rivière » (p. 260) pour le poème. Pourquoi ? Peut-être parce que de même que la rivière légère et souple se jette où la mer est secouée de hautes vagues, déchaînées, à l’embouchure, entre la concision de Shakespeare (ou de la poésie de Basil Bunting, traduit p. 227-252) et l’abondance de Whitman, le poème doit lui aussi chercher le lieu difficile où se rencontrent la précision du sonnet et la puissance de l’épopée.