La nuit spirituelle de Lydie Dattas par Matthieu Gosztola
Marguerite Duras dans Écrire : « Je peux dire ce que je veux, je ne trouverai jamais pourquoi on écrit et comment on n’écrit pas ». Lydie Dattas elle sait pourquoi on écrit ; pourquoi ça s’est fait, avec La Nuit spirituelle. Elle sait pourquoi avec La Nuit spirituelle ne pas écrire n’était plus possible. Il y a cette adoration pour l’œuvre de Genet – comme une tulipe toujours ouverte dans sa cage thoracique ; là pour briller pour soi et sans rien déplacer, sans rien gêner du mouvement du sang et de l’oxygène. Et il y a cette amitié commençante, avec le grand homme, par l’intermédiaire d’Alexandre Romanès. Commençante, tout juste balbutiante. Et puis l’exclusion, par l’auteur du Condamné à mort, de cette amitié à peine née. Ce bannissement ; c’est comme ça qu’elle a vécu, qu’elle a vécu ça. Ce bannissement, oui, qui la renvoie à sa condition de femme, si dure, si presque-insoutenable dans le monde des gitans où elle paraît. Et reparaît, chaque jour (cf. La Foudre). Chaque nuit. Condition de celles, toutes celles, toutes. C’est-à-dire celles qui sont placées en marge. De tout. Et surtout de l’écriture. Placées là ; et l’ordre intimé de ne pas bouger, ou le moins possible. « L’écrit, ce n’est pas le monde des femmes ». Alors elle prend son stylo, elle le tient comme quelque chose qui pourrait, de loin, ressembler à une épée, de très loin, mais une épée quand même ; elle tient son stylo et elle écrit très vite, (elle écrit très vite car c’est interdit), non pour combattre les démons qui l’entourent : ces topoï séculaires, soufflés avec les haleines alcoolisées des hommes, aux allures de diables, bon diables ou gentils ça arrive ; elle n’écrit pas pour ça, mais pour forer la nuit où on la jette. Sa nuit. « Reconnais-la, c’est ta nuit. C’est toi ». Sa nuit de femme, dans ce monde qui est le sien, sa nuit. Une nuit si intense qu’il n’est pas une seule balafre de lumière pour la défigurer. Ou même pour l’offenser. Rien. La nuit, seule. Alors, elle écrit, du plus profond de sa tristesse. Et ce n’est pas la tristesse de l’amie de Sartre, Tania, telle que l’auteur des Mots la relate au Castor dans sa lettre du 26 avril 1937 : « sa douce tristesse de fleur coupée éta[i]t entre elle et les choses comme une plaque de verre dépoli ». C’est la tristesse de ce qui vit dans l’abîme sans espoir de rémission et le sait. Et ne vit pas cette exclusion dans l’abîme, dans son fond, comme une injustice mais comme une justice au contraire. C’est la tristesse de ce qui se dit : si l’abîme est pour soi, c’est que soi appelle l’abîme. C’est que soi est si proche de l’abîme – avec une âme qui échoue à se montrer aux hommes – qu’on peut confondre ; on peut confondre soi avec l’abîme. « J’écris d’un lieu désertique où la pensée n’a jamais soufflé, où elle ne soufflera jamais : faite pour la Nuit, je ne découvrirai aucune étoile, aucun monde inconnu, je ne conquerrai aucun sommet, ne créerai aucun langage, car tout ce qui m’appartient est mort, et mon royaume, désert comme le plaisir n’est que néant… ». Mais, forant cette nuit, réussissant à forer cette nuit infracassable par l’écriture, et refusant de la traverser, alors qu’elle le pourrait, (en poussant le forage jusqu’au lointain), et que si elle le faisait elle le ferait pour atteindre des clairières peuplées de mousse, un monde borné par le soleil ; refusant de la traverser cette nuit, elle fait de ses mots le mouvement d’un amour, d’une ferveur (même si elle parle de « donner des coups », c’est le vrai contraire qui se passe). Un amour et une ferveur pour lui, pour Genet. Car écrivant La Nuit spirituelle, pour elle c’est lui écrire. Directement. Et pour le faire revenir. À elle. Alors qu’elle est montrée du doigt comme n’ayant pas l’âme requise pour se mesurer au monde des hommes, alors qu’elle est montrée comme n’ayant pas l’âme des hommes, comme n’ayant pas d’âme, elle reprend (pour en faire sa nourriture) le sentiment platonicien que détaille Jean de la Croix dans Cantique spirituel : « […] il faut savoir que l’âme vit plus dans ce qu’elle aime que dans le corps qu’elle anime, parce que dans le corps elle n’a pas sa vie ; au contraire, c’est elle qui la donne au corps, et elle ne vit qu’en ce qu’elle aime ». Et ce qu’elle aime son âme, c’est Genet, Genet tout entier : c’est-à-dire son écriture. Alors, dans son rêve, dans le rêve de sa pensée, elle prend les malheurs sur elle, les malheurs de Genet, chacun et tous, elle les pose sur elle, et elle se les enfonce dans la peau. Et elle les tient là, dans sa chair, pendant assez longtemps pour que le cri monte sur la page. Elle se brûle le visage avec les fers rougis des malheurs, car dans Notre-dame-des fleurs, il est écrit : « Mais alors ce que jamais je n’ai rêvé demeure accessible, et comme je n’ai jamais rêvé malheurs, ce ne sont guère que des malheurs qu’il me reste à vivre. Et des malheurs à mourir […] ». Et, la fin de l’écrit, la fin de cette Nuit spirituelle qui pourtant ne devait jamais, vraiment jamais avoir de fin, (avoir de fin pour finir, car il y a des choses qui ont une fin et qui pourtant ne voulaient pas finir), c’est comme cet autre passage de Notre-dame-des-fleurs : « on pouvait dire qu’il avait traversé en s’y déchirant, comme un rayon de soleil un bouchon d’épines, un buisson d’invectives, mais il savait pourtant paraître en sortir intact, pas de sang aux doigts ». Pas de sang aux doigts. Le visage n’était brûlé que dans la pensée. Mais pour le lecteur, c’est autre chose. Le noir de La Nuit spirituelle brûle sans passer par la pensée. Brûle la peau. Fait sur la peau des marques – petites cloques aussi, minuscules, à peine visibles. Mais on les sent. Ces marques, ces cloques, même petites. Pourquoi. Ce sont des coups de soleil. Oui. Et le lecteur fait comme dans le Miracle de la rose, une fois ce court volume (aujourd’hui réédité) refermé : « Après les coups de soleil, pour que mon cœur, blessé par tant d’éclats, se repose, je me recroqueville en moi-même afin de retrouver les bois mouillés, les feuilles mortes, les brumes, et je rentre dans un manoir où flambe un feu de bois dans une haute cheminée ».