Le Détail du monde de Romain Bertrand par Pierre Vinclair
En trois longs chapitres se concentrant principalement sur la vie d’un ou deux individus, mais s’autorisant largement incises et digressions, Romain Bertrand se propose de nous introduire à « l’art perdu de la description de la nature » (c’est le sous-titre). Si la plupart des développements particuliers de ce livre souvent passionnant n’intéressent pas en tant que tels les « us et les abus de la poésie contemporaine », sa thèse générale, de même que la conception de la poésie qui y est explicitement ou implicitement défendue, méritent d’être présentées à une époque où poètes et essayistes sont nombreux qui cherchent à comprendre le type de combat que l’écriture peut mener contre le saccage de la planète.
Chaque chapitre se consacre principalement à la biographie de quelques individus ayant tâché, dans le sillage d’Alexander von Humboldt, de dépeindre (avec des mots ou des couleurs) la nature dans sa diversité profuse. Autour des personnages principaux du récit — Alfred Russel Wallace (le contemporain de Darwin ayant découvert en même temps que lui la théorie de l’évolution), Louis Tinayre (le peintre) et Albert Ier de Monaco, Tom Harrison (le sociologue et ornithologue) — les parcours de nombreuses figures secondaires, de Goethe à Audubon, de Ponge à Haeckel, Virginia Woolf ou Lawrence permettent à Romain Bertrand de défendre une thèse en réalité plus ambiguë que ce que le sous-titre, au déclinisme racoleur, laisse croire. S’il y a un déclin, il est d’ordre existentiel — notre rapport au monde se serait appauvri : « les mots nous manquent pour dire le plus banal des paysages. Vite à court de phrases, nous sommes incapables de faire le portrait d’une orée. Un pré, déjà, nous met à la peine, que grêlent l’aigremoine, le cirse et l’ancolie. » (p. 12).
Mais ce déclin aurait des soubassements épistémologiques : « Au temps de Goethe et de Humboldt, le rêve d’une ‘histoire naturelle’ attentive à tous les êtres, sans restriction ni distinction aucune, s’autorisait des forces combinées de la science et de la littérature pour élever la ‘peinture de paysage’ au rang d’un savoir crucial. » (p. 12-13). Regrettant la spécialisation extrême des méthodes scientifiques (il n’est plus possible d’être botaniste et ornithologue aujourd’hui) comme la distinction ontologique dont elle est le corollaire, Romain Bertrand propose donc un plaidoyer sympathique pour le spectre universel et superficiel des naturalistes touche-à-tout. D’un ton plus sombre, il montre aussi que ce sont des meurtres d’animaux en grand nombre (épinglés, fusillés et empaillés, collectionnés) qui ont permis le travail de ces écrivains et peintres dont il loue par ailleurs la connaissance amoureuse de la nature. Un petit caillou dans la chaussure de savants censés s’intéresser à tous les êtres dans leur variété, à la différence de « l’appétence [des sciences modernes] pour les structures enfouies [qui] mène inéluctablement à leur excavation, partant à l’incision létale des êtres » (p. 238) ?
C’est justement ce refus de l’anthropocentrisme qui fait de Ponge, pour Romain Bertrand (qui lui prête un peu gratuitement une filiation humboldtienne p. 156), le précurseur d’un pan de l’écologie contemporaine : « Parce qu’il est l’héritier du savoir des surfaces, Ponge est un formidable précurseur de la cause des choses. Avec lui, les animaux ont une âme et les ruisseaux des droits. » (p. 166). Avec lui, c'est-à-dire par son activité artisanale, la poésie : « remettant sans cesse les mots sur le métier, cernant la texture des êtres à la façon de l’épervier sa proie, par cercles concentriques de diamètre décroissant [avec] la même volonté, par avance contrariée, de décanter la langue, de la purifier des dépôts brunâtres du sentiment pour à nouveau distinguer par son moyen le contour des choses. » (p. 158). Une manière de faire que l’auteur revendique pour lui-même dans ses Remerciements : « ainsi me suis-je efforcé, à l’égal des choses, d’obéir à la loi des assonances » (p. 241). Sans toutefois pleinement convaincre : le livre, indéniablement écrit avec soin, est d’un lyrisme un peu appliqué, ponctué de détournements (par exemple du « Cageot » de Ponge : « entre la chose et le mot, il y a la mort », p. 98), d’aphorismes (« la pensée a toujours les mains sales », ibid.) ou d’autres figures (« Ponge et Lawrence ont du mot-à-mot une pratique qui confine au corps-à-corps », p. 157) clignant de l’œil. C’est enthousiasmant de lire que pour Romain Bertrand « la parataxe, le point-virgule, l’allitération sont […] les armes de la guérilla narrative que ‘l'histoire naturelle’ mène, depuis Humboldt, contre les conceptions anthropocentriques du monde » (p. 183), mais en même temps qu’un art des surfaces, la poésie apparaît aussi dans le Détail du monde comme un répertoire, exécuté sans beaucoup de légèreté, d’enflures rhétoriques. Sans être létales, on n’est pas sûr que celles-ci nous aident à vraiment mieux contempler la nature dans sa profusion bigarrée. Surtout, le sérieux de cette prose risque de rester aveugle à l’un des traits les plus marquants du travail faussement réaliste de Ponge, moins un poète de la surface des choses que de leur interaction fébrile, impossible, dialectique, avec les mots — une métalepse comique et générale, un grand éclat de rire ontologique.