Le Préhistorique à l'île Bourbon de Jules Hermann par Pierre Vinclair
Après l’exposé de sa théorie des avènements sidéraux dans le premier volume (nous en avons rendu compte ici) et la démonstration, dans le troisième, Le Langage de la France (voir notre critique ici), des soi-disant origines lémuriennes de toute toponymie, Jules Hermann se livre dans cet ultime tome (mais le quatrième n’est pas encore réédité) à une dernière série d’investigations.
Il ne s’agit plus, cette fois, de se servir des connaissances géologiques et botaniques de son temps, ni des dictionnaires malgaches, — mais, si l’on peut dire, d’une troisième méthode, que Nicolas Gérodou, dans sa présentation, qualifie de “phénoménologie des Visions de la Montagne : nous accompagnons Hermann dans son enquête, et assistons au dévoilement des figures de pierre et des yeux de la falaise.” (p. 13)
Tout part semble-t-il en effet, de simples observations, au détour de promenades : “J’entrevis, à travers nos bosquets et sur nos sites les plus escarpés, des figures de pierre, à la façon du Dekkan, de Ceylan, des îles de Pâques, du Pérou, du Mexique, etc. Elles dataient, dès lors, d’une époque inconnue, irreconnaissable par la tradition ; elles restaient inconcevables avec les données actuelles de la science […] Et je me convainquais […] qu’il fallait attribuer ces grands travaux de la pierre, peut-être les plus vastes qui aient été retrouvés, à une humanité du plus haut préhistorique… préexistante aux événements anté-quaternaire qui ont bouleversé, fracassé et émietté l’ancien continent austral ; contemporaine, dès lors, des grands animaux disparus de la surface de la terre, et dont nous allons retrouver la reproduction, dans les figures gravées.” (p. 26-27)
Mais là où “l’opinion générale […] ne voyait […] qu’un jeu de la nature” (p. 28), Jules Hermann, lui, confère une signification à ces apparitions. Elles sont, d’après lui, des signes, laissés par les hommes du préhistorique : “Je sentais bien que ce buste ne s’était pas produit de hasard” (p. 34). L’ouvrage reproduit même une multitude de cartes postales par lesquelles Hermann pense partager ses visions avec le lecteur (qui peine un peu à les reconnaître !). Derrière des scènes souvent pittoresques où se découvre le quotidien de l’île au début du siècle, on voit la montagne se dresser — avec cette paroi dont les volumes sont censés abriter les figures d’animaux que Jules Hermann déchiffre (ou projette) pour nous : cygnes, chiens, singes, serpents, mais aussi signes du zodiaques et symboles mathématiques… Ces figures, du reste, changent selon la perspective et la lumière, d’un point de vue à l’autre, d’une carte postale à l’autre : “Dans la carte No. 12, ce n’est plus une tête de tigre mais plutôt celle d’un animal à larges oreilles, rappelant le chien et qui se dégage bien quand on est au pied de la montagne. Et si on s’éloigne de la montagne avec la même perspective comme par exemple du Sud de la gare, ce n’est plus une tête de chien, mais bien une tête d’orang-outan avec cheveux laineux tombant sur les épaules, etc.” (p. 66)
De cette contingence des apparitions, dont l’opinion générale tirerait sans doute excuse pour redoubler son scepticisme, Jules Hermann fait au contraire un argument décisif. En n’apparaissant que dans certaines circonstances singulières, les figures deviennent de véritables événements : de ce fait, ce n’est pas que le hasard est par lui nié, dans une surinterprétation de type simplement paranoïde. Il est bien plutôt affirmé, car il devient signe du mystère. Au lieu d’impliquer l’absence de motivation du phénomène, la contingence d’un événement, c’est-à-dire le hasard de sa révélation, le fait accéder à un statut herméneutique supérieur, le transforme en théophanie : “Ce qu’il entreverra à une heure déterminée, ne sera plus reconnu une heure plus tard ; tout est dans le jeu du rayon solaire et l’effet des ombres, que les artistes du préhistorique ont su utiliser avec leur science qui nous est encore inconnue.” (p. 63) Et plus loin : “Prenons, au contraire, les deux premières cartes postales qui donnent également la partie Nord et la partie Sud de la montagne ; on voit les ordonnées dans la partie Nord et non dans la partie Sud. Tout dépend du flot de lumière qui inonde la montagne ou de la position qu’on occupe ! Encore une fois de ce que nous ne voyons pas, il ne faut pas proclamer qu’il n’y a rien ! Et ce devait être un grand art pour les prêtres du préhistorique, qui faisaient mystère de toutes ces particularités de la perspective, d’annoncer qu’à telle heure, en tel lieu, tel dieu apparaîtra !” (p. 74)
En élevant la contingence au statut de nécessité supérieure, Hermann se met dans la position du médium (un médium naturaliste, qui intègre ses révélations à un projet de science générale ; un médium démocratique, qui offre à travers les cartes postales tous les éléments qui doivent aider n’importe lequel de ses lecteurs à retrouver à son tour les signes de la civilisation disparue ; un médium humaniste, enfin, pour qui les différentes cultures dans leur variété ne sont que des facettes d’une même odyssée humaine) de cette religion qu’il prête aux Anciens. Car de même qu’il faudra le hasard de sa rencontre, à telle heure, sous tel angle, pour qu’il repère un cygne ou un chien dans une paroi de montagne, toute la culture d’Hermann — et la sienne propre, la sienne singulièrement — lui sera nécessaire pour interpréter ces apparitions et les synthétiser dans un récit cohérent : aux promenades sur l’île de la Réunion succèdent ainsi pêle-mêle citations de Darwin et souvenirs de la cathédrale d’Amiens ; référence à la Bible et aux Védas, à la géométrie et aux peintres de la Renaissance ; description des pyramides d’Égypte et citation d’Hérodote ; considérations sur les Chaldéens et étymologies malgaches, etc. Mettant toutes ses facultés au service de l’explication d’un monde disparu, Jules Hermann — esprit encyclopédique et généreux — semble vouloir, dans les Révélations du Grand Océan, conjurer rien moins que le divorce de la science et de la poésie qui lui est contemporain, et dont nous ne sommes pas sortis. C’est-à-dire l’aride, mais fondamentale, insignifiance du monde.