LE SENS DES LIEUX de Gary Snyder par Pierre Vinclair
Comme beaucoup, j’ai découvert l’existence et l’œuvre de Gary Snyder à travers ce qu’en montrait Jack Kerouac dans The Dharma Bums (Les clochards célestes) : il y apparaît sous le nom de Japhy Ryder, poète spirituel et solitaire, adepte du bouddhisme zen et traducteur de Han Shan. Le Sens des lieux, publié récemment aux éditions Wildprojet, offre un panorama passionnant de la pensée de Snyder, non plus cette fois comme personnage romanesque mais comme intellectuel de premier plan, auteur d’une œuvre novatrice à la croisée de la poésie et de l’écologie, de la politique et de la spiritualité.
L’ensemble est composé d’une trentaine de courts essais écrits avant les années 2000, et regroupés en trois sous-ensembles : « Éthique », « Esthétique » et « Bassins versants ». Le premier comprend des textes s’attachant (dès les années 1960 !) à définir une politique écologique à même de résister à la destruction systématique des écosystèmes et aux effets néfastes (en termes de pollution notamment) de l’idéologie du développement et de la croissance à tout prix. À défaut de pouvoir trouver des ressources dans la pensée mainstream de l’Amérique des années 1960, Snyder s’appuie pour ce faire sur les préceptes du bouddhisme, mais aussi sur le yoga, le kôan japonais, la sagesse des Amérindiens ou la poésie chinoise : il ne semble pas y avoir de différence de nature, pour lui, entre la poésie et la pensée. Le second ensemble, s’attachant plus particulièrement à l’écriture, se penche autant sur la figure de Coyote que sur l’ethnopoétique de Jerome Rothenberg, donnant au passage un aperçu de première main sur le bouillonnement intellectuel de la contre-culture américaine de l’époque. Si la troisième catégorie détone un peu à première vue, c’est pourtant là qu’on trouve un des textes les plus intéressants du recueil, « Accéder au bassin versant », dans lequel Snyder suggère de considérer les espaces naturels moins en fonction des frontières politiques qui les découpent artificiellement, que selon l’organisation systémique immanente des écosystèmes ou biorégions : « Un ‘grand écosystème’ a sa propre cohérence fonctionnelle et structurelle. Très souvent, il contient ou il est à l’intérieur d’un bassin-versant. » (p. 229) Si cela n’est pas sans lien avec l’esthétique, ni avec l’éthique, c’est que les engagements écologique et poétique de Snyder se rejoignent dans une volonté de s’extraire des catégories abstraites pour penser les systèmes du vivant à hauteur de leur fonctionnement réel et les êtres selon leur comportement sauvage.
Dans un texte capital, qui reprend certaines conceptions énoncées précédemment dans la Pratique sauvage, Snyder explicite ce qu’il entend par « écriture sauvage » : il y souligne la parenté entre les différentes « écologies de l’esprit » (p. 177), c’est-à-dire aussi bien la littérature que les mythes des sociétés dites traditionnelles, et en appelle à une poésie engagée pour la défense des écosystèmes sauvages : « L’écriture de la nature a le potentiel de devenir le type d’écriture la plus vitale, radicale, fluide, transgressive, pansexuelle, subductive et moralement stimulante. Ce faisant, elle pourrait aider à arrêter une des choses les plus terribles de notre époque — la destruction des espèces et de leurs habitats, l’élimination définitive de certains êtres vivants. » (p. 178). Le texte se conclut sur un manifeste poétique dont je me contente d’extraire deux points. Une « poétique de la nature renouvelée » demande d’après lui de l’écriture « Qu’elle soit cultivée — entendez par là que ce soit une fine connaisseuse de la nature. Savoir qui est qui et qui fait quoi à l’intérieur d’un écosystème, même si cette dimension est à peine perceptible dans l’écriture. […] Qu’elle étudie l’esprit et le langage — le langage en tant que système sauvage, l’esprit en tant qu’habitat sauvage, le monde en tant que fabrication (poème), le poème en tant que créature de l’esprit sauvage. » (p. 179). Un beau programme !