Les Révélations du Grand Océan de Jules Hermann, tome 1 par Pierre Vinclair
Au début de son étude consacrée à Jean-Pierre Brisset*, Michel Foucault écrit que la recherche sur l’origine des langues, après avoir été longtemps le lieu d’une investigation proprement scientifique, “depuis le XIXe siècle, a été dérivée peu à peu du côté du délire.” Par le recours, incongru, à une structure passive (“a été dérivée”), Foucault veut sans doute renvoyer à l’idée, présente dans sa philosophie, que la “folie” est une construction de la “raison”. Sa proposition consiste alors à retrouver la logique propre de ce qui a été expulsé comme folie, et à montrer la fécondité — poétique davantage que scientifique, sans doute — de cette rationalité exotique.
Jules Hermann, lui, n’était pas fou. Présenté par la quatrième de couverture des Avènements sidéraux comme un “acteur majeur de la vie politique, culturelle et scientifique du XXe siècle, maire de Saint-Pierre et éphémère président du Conseil régional”, il a pourtant bien écrit avec Les Révélations du Grand océan, dont les Avènements sidéraux forment le premier volume, un ouvrage trouvant son origine dans une investigation sur l’origine des langues, — et s’épanouissant comme un délire. C’est en effet l’analyse du créole réunionnais, et derrière lui, de la langue malgache, relayée par la comparaison des langues malayo-polynésiennes, auxquelles le malgache est rattaché malgré sa proximité avec l’Afrique, puis par des considérations botaniques et des spéculations sur le déplacement des océans, qui pousse Jules Hermann à bâtir sa théorie des avènements sidéraux. Dans un premier temps, cette enquête apparaît sagement comme le corollaire des recherches contemporaines sur les langues indo-européennes, qui furent à la source de ce que la linguistique et la recherche structurale fournirent de plus scientifiquement convaincant (les œuvres de Saussure, Benveniste, Dumézil) :
Un peuple, dans le passé, a donc laissé, partout là, les traces de son existence sur la terre, mais il n’était pas alors dispersé. La linguistique doit lui rechercher son cantonnement primitif comme elle l’a déjà fait pour les Aryens dont elle a découvert les migrations par la corrélation des langues déclinatives de la race blanche. Mais si, de l’Inde à l’extrémité occidentale de l’Europe, la filiation des peuples dans le passé a été suivie, il n’en est pas de même pour toutes les terres éparses du vaste Océan. (p. 79).
Mais la grammaire comparée, dans le cas de Hermann, n’aboutit pas à l’érection de systèmes structuraux à la rationalité froide — mais à des Révélations. Dans ce premier volume, il déploie toutes ses forces rhétoriques et mobilise une véritable érudition dans de nombreux domaines de la science, pour remonter à cette thèse fantaisiste, selon laquelle une catastrophe sidérale, dont les récits mythiques ont rendu compte sous la forme du déluge, a été responsable de l’annexion de la Chine a la Terre, de la dérive des continents et de la dispersion corrélative dans l’Océan indien du peuple originaire dont les Malgaches seraient les descendants.
Il est troublant de voir que certaines hypothèses que défend Hermann, qui nous semblent aujourd’hui scientifiquement pertinentes, n’étaient pas acceptées à son époque, comme celle de la dérive des continents ; et que réciproquement, des hypothèses qui lui ne lui semblent à lui ni plus ni moins difficiles à défendre que la dérive des continents, comme celle de l’annexion récente de la Chine à la Terre, nous semblent complètement absurdes. La scientificité d’une proposition sans doute, est historiquement située. S’il les présente, quant à lui, sur le même plan, c’est que son ouvrage se veut un étrange alliage de raison et de l’imagination, de science et de littérature, celle-ci prenant le relais de celle-là lorsque les questions restent sans réponse. Mieux, il conçoit non seulement les problèmes non résolus de la science comme des mystères, mais leur résolution comme une initiation (et non pas comme un éclaircissement) :
L’histoire est impuissante à nous répondre, mais nous pouvons avoir recours à ses sœurs mieux éclairées, l’ethnologie, la linguistique, la géologie ! Prosternés à l’antique devant ces nouveaux oracles qui, plus judicieux que le dieu de Claros et de Delphes, plus puissants que celui de Dodone et d’Amnon, plus forts que celui de Cadès et de Sérapis, portent le long et incommensurable rouleau des faits du passé, demandons-leur, si l’auspice [est] favorable, de nous initier aux merveilleux mystères ; et que, dans un éclair, ils nous les fassent entrevoir. (p. 58)
Bien sûr, c’est avec un clin d’œil amusé qu’Hermann compare les sciences aux oracles antiques. Mais cette comparaison n’est pas si innocente : la rationalité n’est pas pour Hermann la suprême autorité devant laquelle tout discours devrait plier. La science — et pour mieux dire : les sciences, dans leur diversité — fournissent plutôt des indices qui, parce qu’ils sont incomplets à révéler par eux-mêmes le tout de la vérité, doivent être croisés avec d’autres indices (certes interprétés selon d’autres méthodes) — par exemples les épopées indiennes, les récits mythologiques chinois — dans une immense herméneutique générale. Dans cette rêverie globalisante, les différents régimes de discours se succèdent et prennent le relais les uns des autres, ce qui relève (pour nous) de la seule science cédant naturellement le pas à ce qui relève (pour nous) de la littérature, dans des pages qui doivent leur fiévreuse beauté à la précision (scientifique) des vocables et au sérieux de la description autant qu’à un effort (littéraire) de style. Ainsi, lorsqu’il imagine la collusion d’un astre étranger à la terre :
Supposons même la visiteuse presque aussi grosse que la Terre, composée des mêmes éléments géologiques qu’elle, ayant sa forme arrondie, sa croûte refroidie, ses mers, ses montagnes, ses glaciers polaires, ses humains, ses animaux, ses poissons, ses oiseaux. Voyons-la suivant la Terre dans l’espace, et tournant autour d’elle, s’arrêter sur elle par côté, s’affaisser, briser en rond ou en paraboles la portion de la croûte terrestre où elle s’arrête, et pénétrer en partie dans notre masse intérieure. (p. 144)
La folie de l’ouvrage d’Hermann est ici, moins dans le fait que ses hypothèses soient fantaisistes, que dans l’audace par laquelle il confie, dans les blancs du discours scientifique, le relais à une imagination décomplexée : n’y a-t-il pas une forme d’hybris à oublier toutes les précautions et les préventions de méthode, et à nous jeter, comme s’il se déroulait sous nos yeux, face au ballet des planètes s’accouplant ? La littérature a ce pouvoir de nous faire accéder, seule, à un point de vue absolu. Jules Hermann se trompe peut-être sur le fonctionnement de la science ; il méconnaît, ou dénie, outrepasse en tout cas, le scepticisme fondamental qui est en réalité son moteur. Mais en tirant d’une méditation sur les mots une rêverie sur l’origine du monde, et en se servant de ses connaissances scientifiques (qu’il a nombreuses) comme de relais vers ses propres théories (qui ne le sont pas), il lui assigne aussi une place de moyen, moyen fondamental certes mais simple moyen, dans un projet plus vaste de compréhension globale. C’est au fond la même confiance dans la puissance de l’imagination à redonner le monde à partir d’une rêverie sur les mots, qui préside à la Recherche du Temps perdu, dont la publication est contemporaine de celle des Révélations du Grand océan. Simplement, Marcel Proust utilise le roman, quand Jules Hermann croit pouvoir encore prétendre au traité. Le génie de l’un, la folie de l’autre, sont avant tout des effets de genre.
Et pendant tout ce temps que l’avènement planétaire se produit sur une partie de la Terre ; que, dans son autre hémisphère, le déluge, dans l’air et sur le sol, est seul apparent pour les êtres qui en souffrent — quarante jours et quarante nuits, dit la Bible —, sur les millions et les millions d’êtres de chaque espèce, quelques rares couples pourront survivre çà et là !… Un couple humain pourra donc faire souche, transmettant d’une part inconsciemment et d’une façon parfaite la langue et le type de la race éteinte, d’autre part, vaguement et imparfaitement toutes les notions scientifiques et philosophiques que le Monde dont il dépendait pouvait posséder. (p. 146)
* Michel Foucault, Sept propos sur le septième ange, Fata Morgana, 1986.