Les Révélations du Grand Océan de Jules Hermann, tomes 2 et 3 par Pierre Vinclair
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Après l’exposé de sa théorie des avènements sidéraux, dans le premier volume des Révélations du Grand océan (nous en avons rendu compte ici), Jules Hermann dans Le Langage de la France, essaie de trouver les traces du peuple lémurien originel. C’est en débusquant sous le français de surface une étymologie malgache dans les noms de lieux, qu’il s’emploie à retrouver l’origine du peuple gaulois, contre les fausses évidences de la science préhistorique : “nos merveilleuses étymologies vont nous raconter la rencontre sur le sol de la Gaule de l’homme du Nord et de l’homme du Sud dès les premiers âges du quaternaire ; et, cette rencontre s’étant faite, ainsi que nous le verrons, dans l’âge de la pierre, nous pourrons reconnaître par les noms donnés, quelles étaient l’intelligence, la mentalité et les connaissances de l’homme de cette époque.” (p. 244) Ainsi, quoique la science ne l’ait pas encore compris, “nos Gaulois préhistoriques parlaient comme nos malgaches aujourd’hui” (p. 76). Ne suffit-il pas de saisir par exemple que le mot Atlantique signifie “région submergée” en malgache, pour comprendre que “le peuple primitif qui a dénommé l’Océan en Europe était donc comme aux Antilles et au Brésil, d’une race brune ou noire !” (p. 36)
La toponymie se fait ainsi l’indice des temps primitifs : Jules Hermann construit sa fantasmagorie hallucinée en cherchant dans les dictionnaires malgaches les origines des noms de milliers de lieux. Souvent les résultats sont cocasses ; ils sont parfois absurdes ; mais Hermann parvient toujours, d’une manière ou d’une autre, à faire du nom une description du lieu qu’il nomme, comme un chat retombant toujours sur ses pattes. Le détour étymologique sert ainsi à assurer entre la chose et son nom une correspondance perdue, comme si le malgache était une prothèse cratylienne permettant au nom propre de remplir son office de signification (et non seulement de référence). On sait peut-être, par exemple, que Singapour, où il n’y a jamais eu de lion, signifie pourtant en malaisien la “ville du lion”. Absurdité d’un tel nom pour un tel lieu. Mais la correspondance est heureusement retrouvée par Hermann en malgache, qui sauve la triste réalité de son absurdité : “SINGAPOUR, écrit-il, de Tsin kaporo, où il n’y a pas de pauvres” (p. 57) Et le nom redevient une description du lieu qu’il nomme.
Le livre d’Hermann est aussi tout entier traversé par un effort polémique. Car pour imposer ses intuitions, il lui faut lutter à la fois contre la science préhistorique, qui conteste que la France ait été originellement un lieu d’habitation malgache, et contre l’étymologie traditionnelle, qui fait dériver le français du latin. Il écrit ainsi, à propos de l’eau, que “le mot français vient bien de l’o qui se trouve dans rano et non pas du qualificatif aqua des romains.” (p. 110) Dans le tour de France des régions, on aura été particulièrement amusé par les pages qui présentent la Bretagne, et le breton comme une sorte de créole : “le parler gaulois océanien, ou madécasse, donne traduction des noms étranges de la Bretagne ; le gaulois semble ici se confondre avec le parler du Gallois, soit de la race présumée primordiale des Bretagnes ; on dirait seulement que les mots gaulois sont prononcés par une autre race, avec un appareil vocal nouveau” (p. 171) Et parmi les nombreuses villes bretonnes dont l’étymologie est présentée par Hermann, on retiendra la savoureuse St-Brieuc, dans laquelle Hermann déploie un trésor d’inventivité pour lutter contre l’évidence de la toponymie : “St-Brieuc est la ville bretonne réputée pour ses rues tortueuses ; elle a été rajeunie récemment dans ses constructions, mais les plis et replis anciens sont restés. C’est la raison de son nom ! Or la tradition veut que son nom lui vienne de son premier évêque qui y serait venu pêcher l’Évangile au Ve siècle ; il aurait été enterré là où s’élève la cathédrale, il faisait des miracles. Et voilà que l’étymologie gauloise revendique l’antiquité de la ville ; elle méritait déjà dans la préhistoire, le nom qu’elle porte : Tsinth biryé, tout en détours !” (p. 187-188)
On pense, bien sûr, à la Rrose Sélavy de Duchamp et Desnos et à Glossaire, j’y sers mes gloses, de Michel Leiris, mais aussi aux méditations de Proust dans la Recherche. Dans leur forme, les étymologies de Hermann ressemblent aux premières, bien sûr, mais pas dans leur fin. Car là où Duchamp et Leiris valorisent d'abord l’image ou la formulation incongrue, Hermann, lui, cherche, vraiment, la réalité, dans le nom. Il est moins crispé sur la façon de dire qu’en quête d’une manière de voir. Il est plutôt, donc, comme le héros proustien, qui a gonflé l’imaginaire des mots des circonstances dans lesquelles il les a entendus (et Hermann regarde la carte de France depuis La Réunion), et qui déploie en toute bonne foi le contenu de cette hypertrophie logomachique, — tels “ces autres noms de Roussainville ou de Martainville, qui parce que je les avais entendus prononcer si souvent par ma grand tante à table, dans la « salle », avaient acquis un certain charme sombre où s’étaient peut-être mélangés des extraits du goût des confitures, de l’odeur du feu de bois et du papier d’un livre de Bergotte, de la couleur de grès de la maison d'en face, et qui, aujourd'hui encore, quand ils remontent comme une bulle gazeuse, du fond de ma mémoire, conservent leur vertu spécifique à travers les couches superposées de milieux différents qu’ils ont à franchir avant d'atteindre jusqu'à la surface.” (À l’ombre des jeunes filles en fleur).
Reste, sur cette question du nom, une différence de taille entre l’entreprise de Proust et celle de Jules Hermann : il ne s’agit pas, pour ce dernier, de retrouver dans les noms les propriétés de l’imaginaire d’un individu et des circonstances singulières de la formation de cet imaginaire. C’est tout un peuple, que Jules Hermann redécouvre sous la langue des Français. Un peuple qui, à l’époque où il écrit son texte, subissait justement la colonisation desdits Français — une colonisation qui s’autorisait notamment de la prétendue supériorité en esprit, en culture, de sa langue française, fille du latin et du grec, etc. L’entreprise de Jules Hermann, en faisant du français une sorte de patois dérivé du malgache originel, porte avec elle, derrière l’incongruité scientifique qui la caractérise d’abord, une puissante charge politique : elle redonne sa dignité au peuple humilié et à sa langue. Et elle le fait sans contrepartie, Hermann laissant à la fin de l’ouvrage aux seuls malgaches le droit de juger de la validité de son travail : “Ce que j’ai voulu établir, c’est que toute la nomenclature géographique de la France dépend d’une langue unique que nous retrouvons aujourd’hui dans toute sa pureté à Madagascar et dont la mystérieuse relation avec celle de la Gaule s’est produite sous le Grand Océan et l’Atlantique à une époque où ils n’étaient point formés. Certes, mes traductions pourront quelquefois manquer de précision, par suite surtout de manque de connaissance des lieux ; elles pourront donc être critiquées et retouchées ; mais ce que j’affirme encore sans crainte de me tromper, c’est qu’elles ne pourront l’être que par le malgache lui-même.” (p. 263)