Linéature de Pascal Poyet par Anne Malaprade
La ligne comme art poétique, à savoir : un chemin tracé dans la prose, un itinéraire bis, une divagation ininterrompue mais finie, à la marge des masses romanesques, des compacités dramatiques et du discours critique, celui qui peut cadrer jusqu’à l’enfermement. Une ligne, cette ligne comme description qui opère des choix, qui s’y fond, qui n’en revient (dans tous les sens du terme) pas. Ligne voyageuse dont on ne connaît finalement pas plus l’origine que la fin : ligne cursive et discursive qui se dessaisit et traverse l’espace-temps que fixe la page.
La littérature décrit traditionnellement des objets du monde, explore des sentiments, narre des rencontres et des disputes, des combats et des désillusions. Ici il s’agit de se laisser prendre, puis distraire, par un fragment de texte. Pascal Poyet commente, explore, surprend, représente un texte extrait de Draguer l’évidence : le sien, car, c’est acquis « je est un autre », de même que l’interprétation et la lecture appartiennent à tout le monde, et avant tout au lecteur anonyme — même lorsqu’il est, comme on le croit, l’auteur du texte en question (c’est le cas de le dire) ou, tout au moins, son signataire. La digression mène à un nouveau livre, minimal : un bourgeon apparaît en plein hiver. Une autocitation, un fragment textuel viennent faire image et corps, imposant un devenir de lecture qui fonde, justement, un autre état du poème. Le texte dans tous ses états ; les états d’une ligne pleine de déliés, de liaisons et de bifurcations. Une ligne qui se laisse rencontrer, dire, « draguer », une ligne de paroles qui se risque et qui « importe » : elle introduit, cause, suscite l’envers de la langue-ruban et l’autre côté de la littérature. Le commentaire et la fable, le pré et le post-texte.
Expérience passionnante, qui entrouvre une trace pour y dessiner d’autres épaisseurs de mots et de sens, des aventures menées comme autant de propositions narratives. Célébration de la ligne qui se courbe sous la langue, se casse, provoque des angles droits, esquisse un carré de prose. Poésie géométrique : le mot saisi en droites, segments, surfaces et volumes. « Inventer une langue dans la langue » disait l’un, « chercher une phrase » proposait l’autre. Cette fois Pascal Poyet conduit une discrète théorie narrative se frottant à certaines de ces lignes qui, n’étant pas encore des phrases, ne sont plus vraiment des vers. Dissidentes, elles ravissent le son à la signification, les sens aux échos, et conçoivent la surface comme un décalque vibrant. Deleuze avait élu le pli comme motif central et abyssal propre à découvrir la spécificité de la pensée et l’esthétique du Baroque : replis de la matière, plis de et dans l’âme, pliures organiques, perceptions et pliages. Et si la ligne, ni directrice ni directive, mais « substantif hautement actif », avait à nous suggérer d’autres centres de gravité, en suspens, à venir ? Elle flèche et infléchit, courbe la machine pensante à la recherche de formules conjointement matières : elle tire au clair et à l’obscur, passe là où passe la littérature, dépasse et croise, mêle, démêle, emmêle. Le trait littéraire, serait-ce cette ligne avant tout imaginaire, qui va à l’infini tout en l’infléchissant ? Linéature en propose une inclinaison : installation du provisoire dans l’éphémère, acrobatie des directives, segmentation du souffle. Les mots, les choses, nous-mêmes : je suis, tu es, il/elle/on est, nous sommes, vous êtes, ils/elles « ne sont qu’à être ensemble ». La linéature nous abrite et nous protège, nous expose et nous ravit : elle est « une baraque et un terrible coup de vent ». Ces quelques mots et ce couple qui, déjà, font ligne, suffisent à développer le double en le relançant : le refuge (« baraque ») multiplié par le danger (« coup de vent »).