Now Sports de Samuel Rochery par Matthieu Gosztola
Ces 4+1 brillantes secondes : la plage intitulée « Now Sports », sur le premier album d’Ice-T : Body Count (1992), qui devait s’appeler à l’origine de provocatrice façon Cop Killer. Dans cet album qui « témoigne, dans l’ensemble, du climat post-émeute de Los Angeles en 1992 dans les quartiers pauvres de South Central et East Los Angeles » *, on sent les coups, au travers de la peau tendue, tendue à se rompre, des mots, des cris que sont quelquefois les mots, quand la force du souffle qui les expulse est vécue de l’intérieur (en l’occurrence par le rappeur) comme un coup de feu sans sommation.
« Art » qu’a porté à son acmé paradoxale Eminem, avec The Marshall Mathers LP et 8 Mile, avant de faire mourir la sagacité de sa violence nue au moyen d’instrumentations plus que douteuses. Même si l’on peut, bien évidemment, préférer l’onirisme vocal du Wu-Tang Clan, la virtuosité sans fard d’OutKast ou la fragilité laconique de Lil Wayne (1:42 à 2:26 de « High School » de Nicki Minaj), fragilité qui culmine bellement, sans laconisme cette fois, avec « Mirror », ou encore le savoir-faire inégalé de Nas , avec lequel le rap retrouve à chaque instant (même lorsque paraît à première écoute la laine flashy de la superproduction attendue) sa naissance, qui est la rue, l’odeur de l’ennui, des cages d’escaliers, des impers usés, des regards qui s’attardent dans le flou de rêves trop grands empruntés à la machine à dollars du capitalisme. D’où l’omniprésence de l’impro qui est l’essence même du rap. Le freestyle plus ou moins préparé.
Mais Samuel Rochery fait bien davantage que dresser l’apologie de l’explicit content, appellation portant selon lui en son creux cette formulation : « est-ce que mon art touche vraiment des gens ? Ce qui revient à se demander : quel est le niveau de générosité de ma propre vie ? ».
Il dresse l’apologie de l’« art » de la boxe (« l’art est un bousilleur de santé au même titre que toutes les passions »), comprenant parfaitement qu’un Mike Tyson puisse déclarer au micro d’un journaliste qu’il est là « pour tuer son adversaire », allant jusqu’à avancer que « l’envie de tuer dans le cadre du sport (qui n’est pas le cadre de la rue) est exactement ce qu’il y a d’authentiquement sportif (au sens de Brecht) » dans le sens de la démarche de Tyson. Il est vrai que Bertolt Brecht écrit, dans un article titré « La crise du sport » : « je suis pour le sport parce que et dans la mesure où il est dangereux (malsain), primitif (donc socialement honni) et gratuit ». Mais Samuel Rochery ne s’arrête pas là, et c’est en cela que Now Sports est profondément dérangeant (car la boxe reste un sport extrêmement réglementé, où la liste des coups permis est loin d’être démesurément agrandie). Il dresse l’apologie du free fight, s'inspirant du très contestable livre d'Eugene Robinson intitulé Fight: Everything You Ever Wanted to Know About Ass Kicking But Were Afraid You’d Get Your Ass Kicked for Asking et paru chez Harper Collins Publishers en 2007. Le free fight, autrement appelé Mixed martial arts (MMA), est un « combat-limite » qui a lieu dans un cube grillagé. Ce sport de combat « complet », interdit en France, associe lutte au corps à corps et pugilat. Et permet une infinité de techniques : techniques de percussion (coups de poing, de pied, de genou, de coude…) ; techniques de projections et de soumission (grappling) etc. Le free fight est la forme de combat où la violence (violence à mains nues) est la plus extrême. Il suffit d’avoir un peu d’empathie pour, voyant les combattants, la ressentir presque en sa chair.
Pourquoi existe le free fight ? Samuel Rochery répond ainsi : « […] aurais-je le choix d’aimer ou de ne pas aimer le combat, je dois me battre. Autant l’apprendre. Alors. D’où le sport. ». Ça, c’est le premier temps (à ce niveau, n’existe pas encore le free fight). Deuxième temps, donc, et décisif : « Je suis prêt à me battre. À donner des coups. À en prendre. Alors quoi ? Il en va d’un besoin de vérité, qui fait que d’anciens judokas ou d’anciens boxeurs décident de se mesurer pour de vrai dans des cages où tous les coups sont permis. […] Pour de vrai : parce qu’il existe de vrais sentiments ».
Cependant, en lisant de près Now Sports, l’on s’aperçoit que, par « vrais sentiments », il faut surtout entendre l’accélération du rythme cardiaque, l’augmentation de la vitesse des contractions du cœur, la hausse de la pression artérielle, la dilatation des bronches et des pupilles, toutes choses qui surviennent suite aux seules décharges d’adrénaline, desquelles l’on ne peut se défaire, se battant, ou même attendant le combat, combattant, combattant, combattant déjà, dans sa tête.
Et Samuel Rochery ainsi de conclure (ce qui demeure la plus belle phrase du texte) : « Et un match où les coups sont vraiment portés n’a jamais empêché d’éprouver sainement ceci : que l’adrénaline fait autant plaisir que le soleil de tous les jours ou quelques verres métaphoriques avant de mourir. »
* « Les émeutes de 1992 à Los Angeles débutent le 29 avril 1992, après qu’un jury, composé de dix blancs, d’un asiatique et d’un latino eut acquitté quatre officiers de police accusés d’avoir, après une longue course-poursuite, passé à tabac un automobiliste noir-américain, Rodney King . »