Œuvres de Georges Perros par Pierre Vinclair
Dès la première page de l’introduction, Thierry Gillybœuf écrit : “De ces notes, de ces poèmes, de quelques articles ou préfaces de commande, il ne cherchera pas à composer une œuvre.” (p. 9) Quoi de plus paradoxal, alors, que de rassembler l’ensemble des écrits de Georges Perros dans une collection prestigieuse comme celle-ci, et de l’affubler d’un tel titre ? L’auteur des Papiers collés n’était-il pas suffisamment rétif, de son vivant, à la simple publication de livres (“La littérature, c’est ce qui ne devrait pas être publié”, p. 1062), pour qu’il apparaisse déplacé de l’embaumer dans le tombeau sacré des Œuvres Complètes, où les écrivains se donnent à contempler comme des momies géniales, et à admirer sans condition — interdit de toucher ?
À mesure qu’on avance dans la lecture de ce volume, on comprend que l’entreprise de Thierry Gillybœuf est au contraire parfaitement sensée. D’abord, parce que Perros prétendait ne pas aimer ce qu’il écrivait (“pour un type qui n’aime pas ce qu’il écrit, je suis servi” (p. 861)) : la formule des œuvres complètes n’est dès lors pas plus déplacée que celle du livre, à laquelle il se sera plié — à contrecœur — de son vivant. Mais plus profondément : en faisant éclater, justement, les limites du livre organique, ce gros volume peut se donner à lire comme une somme de notes dépareillées. Les papiers collés sont comme libérés : on entre dans Perros comme dans un moulin infini. Dans l’ordre chronologique (le plus petit dénominateur commun de l’expérience humaine, sans doute), il regroupe “l’essentiel de Georges Perros” (p. 21) (hors correspondance) : moins des livres de différents genres (avec la rhétorique que cela implique) qu’une masse immense de pensées, qui trouvent leur formulation juste, idoine, dans l’aphorisme — ou la note. Œuvres : cela aurait pu s’appeler Notes.
Elles reposent, ces notes, sur des ressorts variables. Mais qu’elles travaillent le calembour (dans ses lectures pour le T.N.P.), ou détournent des expressions idiomatiques (“Je me suis fait une place à l’ombre” (p. 650)), qu’elles expriment un amusement (“L’intelligence tue, me dit-il. / Encore un immortel.” (p. 918)) ou bien un désespoir (“Je ne suis ni de droite, ni de gauche. Je suis dans la merde.” (p. 1331)), qu’elles jouent sur les paradoxes (“J’ai une excellente mémoire. Je ne retiens presque rien” (p. 875)), les métaphores (Francis Ponge, “Don Juan des choses” (p. 475)) ou les définitions (“L’érotisme, c’est de donner au corps les prestiges de l’esprit.” (p. 431)), toutes ont, me semble-t-il, deux caractéristiques, qui sont contradictoires : d’abord, une franche ironie, qui les fait toujours échapper au risque de la sentence ou de la pompe — elles ne se prennent pas au sérieux. Ensuite, elles disent ce qu’il y a de plus important, avec une profondeur qui va parfois titiller Pascal : “Le Je demande à être détruit, mais librement, sans pour autant nous emmener avec lui, nous dont il n’a que faire. C’est ce décrochage indifférent qui est la chose la plus difficile du monde, et la seule qui fasse l’homme. Quand on demande à Dieu l’anéantissement du Je, on s’humilie par plaisir, et cette modestie est suprême feinte d’orgueil.” (p. 523). Perros, en ses notes, se fait donc à la fois saltimbanque et moraliste ; et c’est cette tension extrême, que seule une efficacité stylistique leur permet de tenir sans exploser, qui en fait des condensés de littérature.
Elles ne restent pas toujours solitaires, du reste, et se composent parfois dans la poésie. Ainsi, non seulement “l’octosyllabe est l’équivalent de la note” (Th. Gillybœuf, p. 14), mais les poèmes se forment par agrégation de ces atomes de pensée perrossienne : “”Ken Avo”, répond Perros à Jean Daive qui l’interroge, c’est un genre de poème fait par des notes. Note après note, qui se rejoignent et qui sont comme malades, qui se repassent la même maladie. Le poème, pour moi, c’est un peu ça, c’est quand les mots se repassent la même maladie.” (p. 1116). On lit ainsi, entre cent exemples, dans ce poème :
Dieu n’aime peut-être pas
Qu’on se veuille trop seul à y croire. (p. 550)
Cela aurait aussi bien pu faire une ligne dans les Papiers Collés. Mais la poésie de Perros n’est pas qu’une somme de notes. Dans Une vie ordinaire, la pensée sait se détendre, s’ouvrir dans des images, qui font déborder le texte des limites du piquant mot d’esprit, pour le verser dans un sublime maladroit dont l’octosyllabe naïf, primitif, est le convoyeur attachant :
il m’étonne encor d’éprouver
le taciturne goût de vivre
Je l’entends qui se parle en moi,
comme dans un habit trop grand
se débattent la chair et l’os
d’un qui aurait poussé trop vite. (p. 676)
Autant ses notes le rapprochent parfois de Pascal, et comme le suggère Gillybœuf, plus souvent de Joubert, autant sa poésie est sauvage (“J’écris comme on viole”, p. 1265) et percute de biais toutes les traditions, académiques comme avant-gardistes (l’octosyllabe de Perros, à l’époque de Tel Quel, est peut-être aussi scandaleux que le vers libre à l’époque des Parnassiens). Mais l’auteur d’Une vie ordinaire ne le fait pas par provocation : ce n’est pas une pose. Il n’imite ni ce qu’il aime, ni ce qu’il imagine devoir être aimé : “Ce que j’écris sous le signe poétique va contre pas mal de poètes que j’aime, que j’admire.” (p. 875). Il développe : “Et je ne tiens pas du tout à ma petite affaire, comme on dit de sa petite boutique. Parce qu’il y a beau temps que la littérature et sa manière d’aller en société me sort par les yeux, et belle lurette que je sais qu’on n’écrit jamais que ce qu’on peut, le reste étant, très exactement, littérature.” (p. 875-876). Faire de la littérature c’est être un peu dans l’état de celui qui “collectionnait les mégots des gens célèbres” (p. 878).
Littérature est donc un “terme qui sert deux maîtres à la fois” (p. 941) : 1. L’expression réflexive (consciente de sa contingence, ironique : pôle saltimbanque) de l’important (pôle moraliste), — les deux pôles se dialectisant l’un l’autre en une nécessité supérieure qui se constitue pour l’écrivain en promesse de salut (“Le poète se sauve”, p. 1201 — il souligne). Et : 2. L’imitation des formes sécrétées par cette première activité. La vraie littérature (la première) pouvant éventuellement naître de la seconde, mais comme la crise de cette dévotion fétichiste aux formes reçues de la culture, c’est-à-dire (paradoxalement) comme son échec : “Il y a littérature à partir du moment où le texte sort de son projet initial, ne peut pas faire autrement, pour s’investir dans un temps suspendu, un temps pour rien, genre de coma.” (p. 1062). La littérature sans doute n’est pas quelque chose qui existe, ou qui n’existe pas, qui a existé ou qui est disparue : ce n’est pas un domaine, un ensemble de genres ou un régime de l’écriture. C’est une utopie : le rêve du salut, dans une expression qui serait en même temps un pétage de plombs de la langue et une épiphanie. En tant qu’elle est cette utopie, elle n’a pas plus d’avenir maintenant qu’elle n’en n’a jamais eu (voir p. 834).
La littérature ne consiste certes pas à écrire ce que l’on aime ; c’est peut-être ce que voulait dire aussi Perros lorsqu’il disait ne pas aimer ce qu’il écrivait. Mais laissons lui plutôt la parole, pour ces propositions remarquables : “Cette passion du réel, qui fait longer des précipices, ce goût exclusif, comment ne nous rendrait-il pas plus apte à comprendre autrui, et pas le comprendre comme ça, non, mais le remplacer, en quelque sorte, le relayer dans son poème interne, retrouver avec lui la source, nettoyer le lit de son eau vive, et remettre en branle la circulation originelle. C’est derrière les mots qu’il faut aller voir, les mots sont des repères qui peuvent nous tromper si on les manipule de travers. Il y a une charge de silence qu’il faut respecter, on ne peut pas comprendre tout de suite de quoi il s’agit, pourquoi ils s’agitent, et le poème écrit n’est jamais qu’un renseignement mieux ordonné. Un peu trop, quelquefois. Un grand poète, c’est un monsieur qui, une fois, ne s’est pas trompé, a pris la voie royale de tous ses possibles. Tant pis pour lui s’il persévère, s’il croit qu’il ne se trompera plus, s’il se sacre poète. Et voilà Valéry, dont les précipices se sont changés en trous de souris.” (p. 533).
Incontestablement, Perros aura été l’un de nos grands Sauvages, longeant des précipices le poussant à désobéir à l’esprit du temps, vivant la littérature contre les contrefaçons tapageuses des sapeurs textuels. C’est donc avantageusement que ce volume, qui le rappelle et l’institue, fait mentir la plaque commémorative que s’imagine Perros dans Une vie ordinaire :
Ici naquit Georges Machin
qui pendant sa vie ne fut rien
et qui continue Il aura
su tromper son monde en donnant
quelques fugitives promesses
mais il lui manquait c’est certain
de quoi faire qu’on le conserve
en boîte d’immortalité. (p. 680)