Poèmes de la soif physique et de la douleur ... de Pierre Bruno par Matthieu Gosztola
Le titre, très transparent, semble rendre visible, à un certain degré, le fond du pichet bleu et ébréché de chaque poème. La douleur que souffle le livre dès son titre, cette douleur, qui est « douleur des puits forant / pour l’eau », n’est pas une fin en soi mais est la déclinaison sensible d’un manque fondamental qui, pour s’accorder (musicalement) à l’utopie, n’en demeure pas moins criant en chaque part de la vie : « Entre les lignes, à chaque instant, je guette / la venue d’un bonheur incassable ».
Ce manque est moteur et force le poème à apparaître. Le poème est ce petit corps d’encre qui pourtant a la rigueur dionysiaque d’un cri de vie. Par le seul fait qu’il tient debout. Quand le corps du poète chancelle, et peine à trouver l’air qui lui permettra de continuer d’être ressac sous peau. Chaque poème de Bruno est chambre à air tenue à jamais debout. Avec voyage de cet air (: les mots pulsant leur sens inachevé, fissuré jusqu’en sa couleur d’origine), dans l’immensité forclose de la page, ces territoires vierges en leur bord agrandi.
Bruno commence son parcours par une considération sur l’art. L’art est à l’origine. C’est l’art qui enseigne à la nature la beauté de l’élan. Et sa nécessité. « L’arc en ciel copie les crayons de couleur ». Mais l’art appartient à l’enfance – puisque les crayons de couleur sont sa propriété. Que devient la nature dans ces conditions ? « La nature et l’univers sont des inventions fabriquées par les enfants qui s’ennuient ».
En vérité, il ne s’agit pas de s’arrêter à ce raisonnement, qui cache un autre mouvement de la pensée de l’auteur, qui lui est presque contraire, et qui porte en son sein l’engagement profond de l’œuvre de Bruno (constamment, chez l’auteur, il y a, présents, une foule de paravents, qui dissimulent l’important par l’accessoire – et le révèlent par cela même, lui conférant l’intensité de ce qui est dissimulé –, par pudeur ou pour faire en sorte que la lecture soit cette quête par quoi sera levé le voile).
Si le sens des mots composant chaque poème est fissuré jusqu’en son fond, c’est parce que tout poème « men[t] ». Mais cette fissure paradoxalement montre une force, car si le poème ment, c’est, ajoute aussitôt Bruno, « pour transférer la vérité dans les choses [...] ».
Le poème abandonne sa vérité pour la remettre au monde, aux choses (c’est le sens du « Je suis poème et j’irrigue les choses […] »). Autrement dit, le poème confie que sa vérité se trouve tout entière lisible (et lisible au point de devenir palpable) dans les choses qui constituent le vivant et dans les choses qui tissent silencieusement, inlassablement, simplement en étant là, à disposition (« fraîcheur d’un / début // sans naissance »), la chair même de ce qui constitue (plus ou moins) intimement notre univers, au quotidien.
Ces choses peuvent être de l’ordre du moins commun, comme du plus commun (« de l’oiseau-empereur à la goutte de lait, de la couleuvre minuscule au chardon géant »). Mais le plus commun même est miracle, car pouvoir être saisi dépend de notre vie, de sa circulation dans l’univers, qui fait de chaque moment l’efflorescence d’un instant unique. Et si ce commun est miracle, c’est dans la mesure où il est vécu, et non commenté.
Et force est de constater que le poème lui-même peut être chose, « des frases de Gherasim Luca aux phrasques de Limonov » (et Bruno poursuit le même but, faisant du poème un langage sur les choses qui n’est jamais commentaire porté sur les choses, mais tissu des choses advenu sur la page grâce au détour que font les mots), puisque le poème fait partie de ce qui fait l’intime et le quotidien de notre univers (« Pas besoin de portes ni de fenêtres, l’extérieur est dedans »), faisant le plus intime et le plus quotidien, fût-ce par éclair, de notre émotion : « les mots viennent de l’hiver et se réchauffent dans la bouche ». À la lecture de cet aveu, relire tout Stéphane Bouquet.