Saisir de Jean-Christophe Bailly par Pierre Vinclair
Thomas Jones, peintre gallois et contemporain de Goya, a réalisé en 1782 une dizaine de peintures à l’huile représentant de simples murs de Naples dans leur trivialité : Jean-Christophe Bailly trouve dans cette nudité rhétorique les prémisses de l’art moderne tel que Manet l’aura inventé, et le point de départ de ses « quatre aventures galloises ».
À ce seul résumé du premier essai de Saisir, il y aurait sans doute bien des philosophes pour protester, rappelant après Danto qu’une œuvre n’acquiert son sens que dans le contexte d’un « monde de l'art », et qu’il serait aussi absurde de voir dans les toiles d’un Gallois inconnu du XVIIIe siècle l’invention de la modernité picturale (sous prétexte qu’elles ressemblent à du Manet) que de faire des sculpteurs traditionnels africains des précurseurs du cubisme, ou des fabricants d’urinoir des dadaïstes inconscients. En somme, en écrivant que « Jones, sans souveraineté ni superbe, mais absolument, tourna le dos à son époque pour se mettre devant ce qu’elle longeait chaque jour mais sans le voir » (c’est-à-dire les murs décrépits, banals, de Naples), Bailly serait victime d’une illusion rétrospective.
Bien sûr, il n’en est rien. Bailly, qui fut éditeur d’art chez Hazan, est aussi l’auteur d’une œuvre philosophique de première importance. Ce n’est donc pas par négligence qu’il fait de Thomas Jones un précurseur de la modernité, mais par un parti pris assumé, que résume bien la notion d’« aventure » empruntée à Giorgio Agamben : en effet, nous prévient l’avant-propos de Saisir, il faut y entendre « la façon dont, en chaque individu, du fait de ce qui lui arrive, son destin se forme et se noue, mais aussi le récit de ce nouage ». Le récit est partie prenante de l’aventure : au lieu de décrire « objectivement » un événement passé comme l’historien, Jean-Christophe Bailly se représente dans son temps, avec sa propre histoire et ses références, mais aussi son corps déambulant, à pieds ou en voiture, partant sur les traces de Jones (« Ayant fait le chemin inverse, je dois dire que Brecon, malgré le temps de novembre qui y régnait en mai, me sembla lorsque je m’y arrêtai pour la première fois… »), lisant ses Mémoires, cherchant dans un moteur de recherche (« Si l’on forme sur l’ordinateur le nom de… »), se souvenant (« Je me souviens notamment d’un pique-nique… »), se trompant (« Cette scène, j’étais persuadé de l’avoir vue… »), comprenant soudain (« Et je me rends compte, en recopiant les mots… »). Autrement dit, comme dans Tintin, il faut aussi entendre dans « Quatre aventures galloises » celles de Jean-Christophe Bailly reporter. De là, il y a moins une illusion rétrospective qu’une présentation perspective, et c’est la prétention positive des sociologues sans corps, sans goût et sans histoire qui devient suspecte.
La méthode est la même dans les autres essais. Qu’ils concernent la vie du poète Dylan Thomas, le roman de Sebald Austerlitz ou la série que consacre Robert Franck au pays du charbon, on suit Bailly sur les chemins de Pontrhydyfen ou dans les pubs de Laugharne, sur les rives de Swansea ou le long de la voie ferrée de Barmouth. Une méthode qui vaut peut-être d’ailleurs moins pour ses fondements épistémologiques que parce qu’elle permet de faire venir dans le texte, s’ajoutant aux analyses et interprétations, une couche descriptive, un engagement sensible de Bailly dont les lecteurs connaissent la prose méticuleuse à la langueur suspendue : « Le fleuve, c’est à vrai dire un estuaire qui s’élargit beaucoup et qui, entouré de montagnes assez hautes (le Cader Idris culmine à 893 mètres) ressemble à un fjord, confirmant, mais dans un calme énorme, cette impression que l’on a quand on le contemple, et qui est d’être face à un paysage qui serait intermédiaire entre la Bretagne et la Norvège. » Une prose qui, partie prenante de l’aventure (y compris dans des réflexions linguistiques ou philosophiques qui donneraient lieu chez d’autres à des développements abstraits, mais qui sont ici creusées, scrutées, dans la chair de la pensée), se montre dans ses repentirs ou ses hésitations, en mouvement : « Ce qui est mal dire pourtant, car rien d’‘intermédiaire' ne se dégage de ce qu’on voit, qui semble au contraire flotter dans une plénitude où ce qui est sans bords et ce qui est pleinement découpé, dessiné, s’ajustent et s’approuvent, mais sans rien de tonitruant. Il y aurait plutôt dans l’air bleu une sorte de gravité et de patience, quelque chose d’étonnamment fixe et de calmé, que les taches blanches à peine mobiles des moutons clairsemés sur les prés salés, tout en bas, non seulement ne troublent pas mais prolongent. »
Une thèse parcourt le livre : Thomas Jones dans sa peinture comme Dylan Thomas dans sa poésie, Sebald dans son roman et Franck dans ses photographies, seraient parvenus à saisir (d’où le titre) les « choses mêmes telles que déployées sous nos yeux elles forment le réel, l’étendue, dans l’infini de ses séquences brèves et jamais répétées ». Les œuvres d’art (ou du moins certaines d’entre elles) auraient donc la vertu de pouvoir représenter non pas seulement l’extraordinaire ou le signifiant, mais aussi et surtout « l'état normal de l’existence. Or cet état, pour peu qu’on en réfléchisse en soi toute la violence native, toute la force d’irruption, c’est un débordement constant, une montée, une fièvre. » En redonnant la biographie de ces artistes dans leur extension, en se rendant sur les lieux qu’ils ont fréquentés, Jean-Christophe Bailly cherche en réalité le point de cristallisation où le réel en sa profusion contingente est saisi dans une trace qui lui survit ; trace qui, dans sa capacité à disséminer du sens, lui fait acquérir la nécessité d’une figure (comme Manet, saisissant comme dit Bataille « l’horreur sacrée de la présence », fait d’Olympia une sorte de mythe) : le miracle du sens, mais au plus près de la matière imprévisible d’où il émerge.
Dans l’avant-propos, Bailly note : « s’il n’y avait à ce livre pas d’autres raisons que celle, fortuite, d’une sorte de rangement par l’unité géographique, je pense que ce serait une faiblesse ». Et il y a bien d’autres raisons : l’unité de la perspective (celle de l’écriture d’une aventure qui est aussi, comme disait l’autre, l’aventure d’une écriture), celle de la thèse (qui donne son titre au livre : l’œuvre comme saisie), le tout renforcé par des plis légers (« Rien ne serait plus vain, plus faux, que de forcer les choses » prévient-il) qui font apparaître dans chacune des quatre aventures des éléments des autres — sans compter les noms de lieux, de personnes ou de livres qui circulent dans plusieurs (comme Quelle était verte ma vallée de Richard Llewellyn). Pourtant, sans parler de faiblesse, il y a bien malgré tout, me semble-t-il, une fragilité qui demeure dans ce livre : une forme de contingence résiduelle, ineffaçable, qui l’empêche de se refermer complètement en un système clos sur lui-même. Les quatre aventures auraient pu rester isolées les unes des autres, ou l'ouvrage en compter dix ; et des chemins dont l’exploration est juste esquissée ici ou là auraient pu être creusés davantage. Mais c’est peut-être par cette contingence même, que le livre conteste tout en lui aménageant une place (à l’instar des œuvres qu’il nous présente), que quelque chose — du réel — ici, est saisi.