Shangaï double de Pierre Vinclair et Jean-François Devillers par Matthieu Gosztola
Plonge au fond du rêve. Ceux
qui disent gouverner ce monde,
ne leur prête pas trop d' (
un arbre est ses racines et le vent,
de la chaleur ; ils se querellent pour
la forme des nuages) attention,
honore le passé mais fête le futur ;
souviens-toi que Dieu aime les filles.
(Ainsi lui chuchotait son père.)
Dans ce récent opus de Vinclair, il y a quelque chose de passionnant. Il s’agit de l’utilisation qui est faite des parenthèses. La première parenthèse (voir l’exemple ci-dessus), située en fin de vers (en l’occurrence le troisième), permet que soit englobé comme une partie sémantiquement structurante du langage poétique le blanc, mais également tout ce qui se trouve à droite du blanc qui suit le vers, à savoir la main droite du lecteur (si le lecteur utilise une liseuse), à savoir ce qui se trouve à droite de cette main droite, mobilier, ou couverture, ou encore herbe (s’il a pris au lecteur l’envie de lire assis dans l’herbe). Et ce qui se trouve encore à droite, et encore à droite, et qui constitue le monde.
Ce faisant, sans jamais user d’une poésie expérimentale (car la parenthèse située en fin de vers est suivie logiquement par un mot – en début de vers suivant donc –), Pierre Vinclair parvient à ouvrir le poème au hors-poème. Au hors-cadre. Au hors-champ. Rien de très nouveau, me direz-vous. Mais ce qui est nouveau ici, c’est que Vinclair arrive à ouvrir le poème… pour le refermer, une fois celui-ci gonflé d’un surplus de force. En effet, l’auteur fait en sorte que ce hors-champ constitue une partie du poème, de son sens, souffle sa force, son mystère, son immensité, son caractère fuyant dans la musique des mots qui constituent l’ensemble des strophes.
Remarquons qu’il n’y a pas perte de l’énergie du poème, celle à laquelle les mots, dans leur assemblage savamment pensé, donnent forme. Car l’énergie du poème communique directement, par ce procédé, avec l’énergie du monde (l’énergie du poème s’en trouve par conséquent grandie). Et il n’y a pas dissémination de l’énergie du monde dans le cadre fissuré du poème mais tout au contraire recentrement de cette énergie plurielle dans les vers, et ce même si le cadre du poème a été fissuré, a… sauté (on peut aller jusqu’à le dire).
Comment est-ce possible? Le cadre a su sauter sans perdre sa nature de cadre. C’est là le petit miracle. Ce n’est pas sa disparition qui assoit son existence, qui la proclame avec force : nulle démarche blanchotienne chez Vinclair. Au contraire, la disparition et la présence apparaissent ensemble, d’un seul tenant (c’est beaucoup plus intéressant). Je m’explique : cette parenthèse ouverte, par sa répétition, poème après poème, s’affirme comme un élément formel du poème, comme indispensable à son bon fonctionnement, comme un élément de son identité visuelle. En ce sens, cette parenthèse initiale est un élément indispensable du cadre (puisqu’il permet que le cadre soit reconnu comme tel) et en même temps cette parenthèse ouverte sur le rien, sur le tout, annule tout cadre en faisant du hors-champ, de ce qui par essence se situe hors d’un cadre (quel qu’il soit), la matière même (une matière) du dire ; en faisant de ce qui n’a pas de forme identifiable, pas de structure dicible, pas d’étendue mesurable la matière (une matière) du poème. Et cela dynamise singulièrement notre lecture. Nous ne lisons plus ce qui est écrit (même si nous ne parvenons pas à nous le formuler ainsi), mais nous lisons ce qui naît au fond de nous de la façon dont ce qui est écrit communique avec ce qui du monde, du non-écrit, se rassemble en nous à la lecture.
Mais qu’en est-il des photos, bellement singulières, qui accompagnent les poèmes ? Le procédé que j’ai décrit, c’est également la meilleure manière pour Vinclair d’intégrer l’élément visuel au texte même. Même si les photos se situent à gauche du texte et ne font ainsi pas suite à la première parenthèse longuement décrite ; on comprend que si Vinclair a procédé ainsi, c’est pour que la première parenthèse donne suite au monde du lecteur et non à celui (étranger au lecteur occidental) auquel chaque photo renvoie. En somme, il s’est agi de mettre en pages Shangai double de cette manière pour que puisse se déployer ce dont nous avons parlé plus haut. Néanmoins, il n’en demeure pas moins vrai que la parenthèse donne également SUITE, de facto (même si ce n’est pas visuellement), au monde que chaque photo projette avec force. En effet, si les poèmes portent sur les photos, chaque neuvain fait, dans le même mouvement, parler chaque photo (respirer serait un mot plus juste), au point que l’on peut dire que les photos naissent des poèmes. En outre, si la photo est invariablement à gauche, il n’en reste pas moins qu’elle renvoie à un monde et que ce monde auquel elle renvoie ne peut que communiquer, quelle que soit son étrangeté (celle de la Chine), avec notre propre monde – puisque notre a priori par quoi on peut se penser en tant qu’être nous chuchote qu’il y a un monde – ; notre propre monde : celui – rappelons-le – se situant fantasmatiquement à droite du livre. Il y a donc jonction de la droite et de la gauche – quant à l’ouvrage – : la circularité du livre se referme en un point.