Temps profond de Denis Roche par Pierre Vinclair
Peut-être est-ce parce qu’il concevait sa propre écriture d'après les dispositifs photo-graphiques (traces, luminosité, cadrage) et non des catégories herméneutiques, que nous peinons à appréhender l’œuvre de Denis Roche. Fuyante, lumineuse, facétieuse et emportée, elle ne se donne électrique que dans des décharges dont il est malaisé de reconstituer les causes poétiques, et qu’il n’est pas même facile de décrire. À défaut on peut la citer, sans trop savoir d’ailleurs si c’est lard ou cochon. Ainsi : « Denis Roche : Je ne crois pas qu’il y ait quoi que ce soit à assumer pour moi » (lit-on dans Louve basse). Relativement aux poèmes, mystérieux et violents, et aux montages et hybridations variés, souvent parfaitement labyrinthiques, Temps profond. Essais de littérature arrêtée 1977-1984 offre étonnamment des prises au lecteur commun. Prise générique, notamment : c’est un journal. Le texte en retient les stigmates attendus (dates au début de chaque entrée ; détails intimes ; récits de rêves ; making-of de photos, brouillons de traductions et de livres ; notations rapides destinées à être réélaborées ; comptes-rendus de lectures, de rencontres et d’entretiens ; un peu de contexte politique ; personnages et anecdotes du monde littéraire, de Hocquard, Bernard Noël et Sollers à Barthes, Ponge et Duras) tout en en refusant certains traits caractéristiques — peu d’états d’âme, pas de psychologie : « Commencé de récrire l’interview faite par Hennig. Il pleut. Je regarde les photos sur le mur devant moi ».
Surtout, il est de part en part traversé par l’effort de se faire journal. On voit Roche réfléchir du début à la fin à ce qui fait ce genre (« Je continue mon enquête sur les journaux intimes. » ; « Un coursier m’apporte ce matin à la maison les quatre volumes du Journal de Jünger »), et où il doit l’emmener : « J’avais noté dans mon carnet, à partir du moment où il était écrit que je rabattais son pantalon et sa culotte, que la suite serait directement tapée à la machine — mais aucune notation ne me paraissant vraiment importante à noter quant à ce vieux problème du dire-qu’on-dit, oui vieux et encore plus vieilli ces dernières années par des milliers de petits écrivains, je ne transcris celle-ci que pour l’exemple, une fois pour toute. » À la mode d'une réflexivité déconstructrice s’étant d’ailleurs largement constituée dans l'imitation de ses propres textes, Denis Roche oppose, outretombe dans Temps profond, une nouvelle recherche, trouvant ses ressources ailleurs. Il faut dire que, à l’époque où il le rédige, il est déjà une célébrité. « Poète défroqué » (selon la formule de Christian Rosset dans son bel article) et romancier expérimental, photographe exposé, éditeur influent, il fait l’objet d’entretiens, de colloques et de documentaires. Mais au lieu, comme d’aucuns, d’entretenir la légende en se conformant aux tics qu’on lui prête, il continue de chercher : « Je repense à cette phrase de Bataille sur Masson, lue l’avant-veille dans Tel Quel : ‘Rien n’est plus commun qu’un peintre acceptant de réduire en lui l’être à la peinture.’ Je me dis que semblable chose peut s’énoncer en ce qui concerne les écrivains, mais je me dis aussi à quel point cette ‘acceptation’ me paraît sans réalité, sans épaisseur, privée d’œil. » Encore avec une image empruntée à la photographie, Denis Roche s’oppose à cette posture (l'acceptation superficielle de la mode moderniste, qui rabat la littérature sur le langage) avant-gardiste où ses épigones croient pouvoir l’enfermer. Mais la déclaration suivante n’est-elle pas encore plus étrange ? « Je ne vois dans la littérature qu’une activité importante, puisqu’elle est pour moi la plus importante, mais est-ce bien suffisant ? Et suffisant pour quoi ? À écrire autrement. La littérature serait dedans, et moi dehors. »
Sans parier sur ce que signifie exactement cette dernière affirmation, on a l’impression en lisant Temps profond que le pas de côté que produit Denis Roche, sa manière d’exercer son œil, c’est-à-dire de parvenir à une authenticité fatalement transgressive (et non à une posture de la transgression en réalité valorisée par ses pairs) consiste essentiellement dans la description précise des formes de sa sexualité (le plus souvent avec Françoise, parfois seul) — comme si, en s’exerçant à décrire calmement, précisément (sans recherche d’idées ni d’effets) les corps dans leurs positions concrètes et le désir dans ses conditions matérielles (pour ne pas dire animales) et quotidiennes de production (à l’opposé de tout érotisme de l’événement), la littérature (chose la plus importante) retrouvait ce par quoi elle échappe à « la littérature » (chose la plus ridicule), à savoir son intrinsèque, sa fondamentale sauvagerie : « Nous faisons l’amour avec tendresse, il n’y a rien de mieux, elle est tout le temps au-dessus de moi, mais rapidement en 69, car sa vulve ces temps-ci est très sensible à toutes sortes de toucher, et j’en profite comme elle. Son orgasme monte alors que je ne la touche même plus, c’est tout à fait extraordinaire à observer ainsi de tout près, l’ouverture de son sexe épanoui et rose comme tout. Dès que sa jouissance commence, j’applique à nouveau ma bouche sur elle, je sens son corps qui vibre, et je la tiens de toutes mes forces entre mes mains. »