Une inquiétude (1999-2012) de Cédric Demangeot par Anne Malaprade
Une inquiétude pour laquelle aucun nom n’est possible, et qui couvre sans doute bien au-delà des treize ans évoqués par le sous-titre. Une vie sans durée ni sérénité, faite d’instants désarticulés ; une existence soufflée par la perspective du suicide, surprise par la défaite, accomplie dans le manque, jouée dans, dès l’abîme, provoquée par une absence à soi-même et aux autres constamment réaffirmée. Mais une inquiétude singulière qui doit inventer une action et une parole puisque les mots des choses et des êtres ne sont pas donnés mais toujours déjà pris, confisqués, interrompus par ceux-là mêmes qui se proclament poètes (Ponge) ou post-poètes. Une inquiétude qui ne cesse de troubler la langue du vivant, la langue de la communauté, du groupe et du collectif — désignés comme « meute » —, exténuée par celle que propose Cédric Demangeot. Corps, esprit, prose, poésie, dessins, notations, aphorismes : aucune sphère, aucun domaine n’échappe à ces douleurs mêlés de reproches qui causent des impatiences, des agitations troublées, une anxiété permanente bouleversant la syntaxe, la ponctuation et la loi grammaticale. « Monceaux de mégots — me ressemblent. » Sens fragmenté et juxtaposé ; maximes toujours plus rompues ; assertions qui ne ménagent aucune nuance, aucun compromis, et qui ouvrent toujours plus le vide, creusent l’effroi, parlent la peur. Le seul rire concevable est tragique.
Pourtant si l’inquiet est traditionnellement condamné à l’irrésolution, cette inquiétude mouvementée tourmente l’écrit avec résolution, ne le lâche pas, attaque, agresse, condamne, affronte. Inquiéter jusqu’à l’inquiétude : le corps, tous les corps de la littérature, exposer l’écrit, citer (Reynard, Kafka, Chalamov, Hatzfeld, Walser, Pétrone, Synge, Kleist, Artaud), peindre les fantômes (une quinzaine de dessins ponctuent ce recueil : têtes de mort, yeux exorbités, bouches trouées, chair soufflée), traquer les doubles, toute cette foule, malade, qui gronde en soi, et qui rappelle combien le je est constitué d’autres. « Ce qui empêche, et ce qui empêche l’être d’être, à savoir d’être indiscutable, c’est d’être deux. C’est d’être coupé qui empêche. Ce qui empêche l’être d’être c’est — ce qui sépare. Or, la séparation n’est jamais que l’autre définition de l’être. Aussi : c’est être, qui empêche d’être. » Vilipender, déconstruire, dérouter, déprogrammer l’espèce, l’histoire, la surface, les bibliothèques, détester le sexe et l’autre sexe, la pute comme l’ange. Brûler et déserter : excéder l’excès, vomir, cracher, désaxer, désœuvrer les œuvres, et ne chercher l’être-corps que dans l’écriture et l’encre, puisque l’enveloppe charnelle ne travaille qu’à la putréfaction. La vie porte la maladie de la mort, mais la littérature transporte les cadavres et toute la vie matérielle. Dans le noir du verbe on retrouve la terreur et la négation, tout ce dont ces textes sont faits : rejet, lutte, règne d’une mort toute-puissante, diluée et sans limite. Une mort qui est l’acte et la création : le seul passage, toute la vie, l’unique temporalité. Une mort qui ne tient compte que d’elle-même, et contre laquelle l’homme ne peut rien, sinon peser l’inerte toute-puissance. Mort pour laquelle on pourrait sacrifier sa maigre vie, troquer sa chair et son sang, si seulement un mot juste se révélait suffisamment inquiet pour troubler le néant et relancer le sens, les sens : « Il faudrait pouvoir donner toute sa vie pour un mot — un seul —, un mot pétri de terre et de nuit, non, tressé de silence et de sang, né par arrachement aux entrailles de la tête, orphelin de tout phrase et miraculé de sa propre éclipse — un seul mot qui sache trouer la mémoire des hommes et devenir ce qu’il veut dire ». De ce mot, aussi, il faut accomplir le deuil.
Le premier ensemble, qui reprend le titre Une inquiétude, précisé par le mot « marges », constitue un art poétique dévasté et dévastateur. Laboratoire quasi fantastique, hanté par les poux et la vermine. Texte inquiété et inquiétant, qui fige toute parole comme don arrêté, impossible, ni adressé ni soutenu. Ce traité, qui peut aussi bien se lire comme un témoignage, coupe court à l’écoute comme au lien. Et pourtant cette voix est affamée et travaillée par le désir : « folie d’/ aimer/infiniment/mourir & recommencer ». C’est dit, c’est vécu, c’est condamné, c’est déjà mort. Les femmes vampirisent, les enfants ratent leur enfance, les hommes puent la fin alors qu’ils s’imaginent vivre. Notes, fragments, citations, expériences : Cédric Demangeot ne peint pas la vie, mais son écœurante infection par la mort continue, tranquille et interminable. Il peint le « moriturus », sa participation au baroque, perle si noire qu’elle se confond avec le néant.
Suivent ensuite des Morceaux, à savoir : Caprices, Observations, Érosions, Degré noir, Ferraille, Grimaces, Desdémone, Amitié des morts et Meute. Cette fois, le lecteur n’est plus seulement « désolé » ou « dépecé », même s’il est traîné dans le mourir comme il pourrait l’être dans la boue. Ainsi de Ferraille qui est constitué de poèmes adressés aux vivants et aux morts. Ainsi de Grimaces dont les textes portent, à chaque fois, un masque (horloger, bourreau, Ulysse, historien, sportif, crémateur) murmurant que le poème adresse autant qu’il agresse. Enfin, Desdémone, planète mineure, astre sans lumière et femme d’Othello, entame un « babil » qui est aussi un funèbre chant d’amour : amour du noir envers et contre tout, amour noir jusqu’à la folie et la mort, nocturne amoureux. L’inquiétude s’invente une romance : le temps de dire le noir et plus rien n’existe que l’attente de la mort. Dans un troisième et dernier ensemble, ce sont les visages de cadavres qui ne cesseront plus de travailler notre regard. Un livre ne se referme jamais sur lui-même.