07 juin
2006
Méchanceté de masse, II par Stéphanie Eligert
NB
Prière de lire d'abord, si ce n'est déjà fait, la première partie de ce texte en cliquant sur ce lien :
http://www.sitaudis.com/Excitations/mechancete-de-masse-i.php
Je ne pense pas que l'impact barthésien me soit « remonté » au hasard, comme une sorte d'association mollement intertextuelle ; car justement, sitôt cette phrase revenue, claquante comme un fouet de lucidité, l'exposition entière s'est retroussée.
Je ne sais comment les autres personnes ont circulé dans cette exposition, mais quant à moi, ce fut ainsi : passée la billetterie (dans le lointain de laquelle, d'ailleurs, m'ont distraitement frappée comme une ironie mauvaise, ces mots, écrits au-dessus d'un rayonnage de marchandises arty : black bloc : certains s'en souviennent peut-être, c'était le nom donné aux activistes anti-fascistes, allemands en particulier), passée donc la billetterie, je me suis indifféremment arrêtée sous le Batman obèse (et un avion compressé en torsades) ; de là, j'ai bien vu la pièce monumentale de Kader Attia (et par la petite porte, celle de Wang Du), mais alors, de loin, je ne percevais que son côté mondrianesque ; enfin j'ai tourné sur ma droite pour rejoindre cette sorte d'énorme vestibule (d'une lumière plus douce) où se trouvaient les pièces d'Arnaud Labelle-Rojoux, de Valérie Mréjen, etc. (mais le revêtement d'indifférences dont je parlais me prive un peu d'entrer dans le détail de chacune, puis ce n'est pas vraiment là qu'avait lieu cette texture confusément fasciste dont je parle - s'y jouait cependant une de ses conditions essentielles).
J'étais dans cette partie attenante et désirais rejoindre la salle principale du Palais (celle qui se courbe immensément sur la droite), mais sans revenir sur mes pas : je n'ai pas pu - par dignité. En effet, si j'avais fait cela, il m'eût fallu passer au travers d'une pièce complètement « débile » (ce mot, c'est un peu une citation, celle du grain de voix, de l'accent de Deleuze lorsqu'il le répète à Claire Parnet - qui l'interroge sur les défenseurs des droits de l'homme - dans L'Abécédaire), une pièce « débile » donc, parce que dans le temps même où elle était supposée exposer l'art urbain (des graff's d'un stéréotype risible, encadrant un gros cercle percé dans le mur où tournait une espèce de grande roue - comme il y en a dans les cages des petits hamsters), ce à quoi elle servait, en fait, c'était ceci : exposer une sorte de Video gag aussi permanent qu'impromptu ; car prenant le « risque » de la traverser, au mieux : on titubait et au pire : on se cassait la gueule (ainsi, une égale bonne humeur pouvait toujours animer la masse des visiteurs). Outre que cette pièce m'était profondément antipathique, les talons que je portais m'ont incitée à revenir en arrière et à emprunter l'autre entrée dans l'immense salle courbante, là où trône la pièce de Kader Attia (je me permets d'appuyer sur cette seule alternative de circulation : ou la pièce Video gag, ou la pièce matraque).
Car oui, lorsque je me suis approchée de la pièce de Kader Attia, je n'ai pu réfréner en moi une sorte de peur physique - une menace charnelle ; je l'ai dit, cette pièce est monumentale (au moins une dizaine de mètres de hauteur), aussi, pour la voir, chaque visiteur était obligé de lever intensément la tête. Et que voyait-il ? il « voyait » moins quelque chose qu'il ne recevait un coup de masse perceptif ; car ce qu'au début de ma visite, je prenais de loin pour une ciselure mondrianesque, cela, en fait, était composé de matraques, de tonfas (que Kader Attia, pour une petite partie, a trouvées sur les lieux de combats, en banlieues - en novembre dernier - et pour une autre grande partie : a achetées lui-même, à la Police Nationale - ainsi qu'on pouvait l'apprendre en écoutant la voix-off d'une petite vidéo, publiée sur le site de l'exposition ; l'artiste précisait même leur en avoir commandé 400). Peut-être cette pièce, accrochée tout autrement (par exemple : sur un mur situé en arrière des visiteurs, un mur que nous aurions quitté pour aller vers les autres œuvres, et non une porte, un passage obligé, comme c'est le cas ici), peut-être alors son insoutenable effet répressif n'aurait jamais cristallisé.
Je m'interrogeais et cherchais à nuançer ce mauvais goût que j'avais au bout du corps, quand j'eus comme une espèce d'effroi décisif en découvrant le cartel de cette pièce (dont la langue, par certains de ses plis, me laisse penser que l'auteur de L'esthétique relationnelle l'a lui-même écrite) : on me dit que cela est « comme une fenêtre ouverte sur le reste de l'exposition ». Le détournement de la phrase de Bazin est à vomir son cœur (« le cinéma est une fenêtre ouverte sur le monde ») : car ce qui, pour le cinéma moderne, signifiait le don d'altérité, s'est renversé ici en quelque chose comme un instrument de contrôle des masses. Et ceci parce que cette pièce est précisément décrétée, par les curateurs, tenir le rôle d'un centre focal (d'une « fenêtre ouverte » sur les autres pièces) - parce qu'elle est clairement donnée comme un mirador, une tour générale de surveillance : à l'usage de qui ? c'est naturellement toute la question ; en tous les cas, sans doute pas à celui des visiteurs qui, au travers de cette « fenêtre » (si par ce mot, on veut nous faire entendre la petite porte creusée au bas du mur où s'alignent toutes ces matraques), des visiteurs qui, là, ne voyaient rien, la perspective étant pompeusement bouchée par la pièce de Wang Du (je vais, hélas, revenir sur celle-ci).
Mise au pied d'un mur, dont la prise de vue (la supposée « fenêtre ») m'échappe tout autant qu'elle me piège, me fiche (symboliquement), je n'ai plus qu'à me ressouvenir de cette « ouverture » pour ce qu'elle était : une porte, mais une porte d'une fonction très particulière puisque sa taille si étroite (dans un lieu si énorme) n'autorisait pas qu'on passât sous elle à plus de trois ou quatre : notre circulation était ainsi régulée, subtilement mise au pas (précisons pour ceux qui ne sont pas familiers des lieux d'art, de leurs souplesses d'accrochage, que ce gros mur, avec sa petite porte, ont été entièrement élaborés pour cette exposition : je me souviens d'être venue, il y a peut-être quatre ans, au Palais de Tokyo, sans que ce mur ne coupe, ne tranche la salle qui se courbe sur la droite).
Ce n'est pas tout. Le cœur au bord de la bouche, j'ai donc soigneusement poursuivi la lecture de ce cartel, et cela en m'approchant au plus près de ses mots puisque, ainsi que les curateurs m'y exhortaient, je devais écouter chacun comme la résonance exacte d'une syntaxe fondatrice de l'exposition ; j'appris alors que cette structure répressive était en fait ... une écriture (« dans le cas présent, la calligraphie évoque un texte, mais n'est pas littérale »). Soit. Qu'entend l'auteur de cette notice sous le syntagme d'une « calligraphie pas littérale » ? A coup sûr, cela n'a aucun lien avec les facettes récentes de l'écriture contemporaine et les travaux de Jean-Marie-Gleize ; bêtement, cela va de soi, le non-littéral de la « chose » est que ce « texte » (composé de mots-matraques) est soustrait du lisible, et cependant pas de l'intelligible (puisqu'il persiste, malgré cela, à s'offrir sous l'apparence claire d'un « texte ») ; ceci est donc une écriture manifestant la « propriété » infiniment bizarre de ne pouvoir être lue - poussons à peine plus la logique tapie dans tout ça : ceci est un « texte » parce qu'il ne peut pas se lire.
Si implicite soit-elle, l'assimilation de ce mur de matraques à une écriture (qu'elle soit d'allure soufie - comme le propose Kader Attia - ou occcidentale, ou japonaise, n'y change rien, il me semble), cette assimilation est violemment populiste ; et elle l'est d'autant que c'est en ce sens unique qu'elle fut utilisée, dérivée d'un éventuel autre connoté (qu'elle put avoir, si elle eut trempé dans un autre climat d'exposition) - mais ici, les curateurs l'ont incontestablement orientée vers une sous-jacence anti-intellectualiste ; la mise en scène de tout cela est archi-limpide (et fait ainsi utilement sillonner à la surface, l'empreinte, tout aussi claire, du plus important mécène de cette exposition - si l'on en croit la hiérarchie du listing des partenaires : TF1). Cette mise en scène (qu'il convient désormais de percevoir comme l'action d'un groupe - les deux curateurs et d'évidents conseillers de notre première chaîne hertzienne), cette mise en scène - dans le temps (comme dit Proust) où on l'habite, où l'on se trouve sensiblement au pied de son mur - superpose une série d'impressions, d'idées, de projections (dont je ne peux faire autrement que qualifier l'articulation de fascisante).
Tout d'abord, face à ce mur démesurément grand, le visiteur - ou plutôt la masse des visiteurs (puisque tout laisse supposer que c'est bien sous cet angle compactant que le groupe de curateurs perçoit notre communauté irrégulière), la masse, donc, éprouve tout d'abord ceci : elle se sent confusément effrayée par l'image de cette intellectualité massive et assomante (la mise en série de la lettre-matraque) dont la nature est de produire une Loi (la matraque d'origine étatique, policière) dont le fond lui échappe d'un bout à l'autre (les lettres matraquent quoi ? leur illisibilité - mais aussi, et surtout : la confiscation du sens de tout cela par les curateurs eux-mêmes). Ensuite, et par un retournement des plus typiques du populisme, la masse - en admettant qu'elle se laisse piéger par cette affreuse mise en scène (mais je ne tisse ceci que pour tenter de me glisser, schizophréniquement, à l'endroit de leur idéal de réception) -, la masse se met à suivre la piste d'un tout autre affect : de manière progressive, et parce qu'elle sent déjà opérer « dans l'air » la touffeur d'un certain raccord, celui avec la pièce de Wang Du (dont le climat déborde sur celle de Kader Attia), la masse se met petit à petit à retourner son rôle « de réprimé » (du sens) ; progressivement, elle ne se sent plus objet de cette répression, mais renverse cela en une illusion active, se fantasme sujet réprimant et en vient - comme on l'y oblige par une très savante « offre » de compensation pulsionnelle - à détester l'écriture et la pensée (comment pourrait-elle ne pas haïr cette force du texte, qui ne lui « donne » que de l'oppression, de l'illisible ? c'est tout le côté marketing-TF1 de cette mise en scène que d'élaborer cette image précise de la pensée : de la sorte, estime le groupe de curateurs, la masse n'aura plus peur de l'art contemporain, et de ses abus notoirement conceptuels ; la masse pourra s'identifier à ce qu'on lui montre ; en se reconnaissant, elle se déculpabilisera, se sentira à la hauteur des pièces).
Cette compensation pulsionnelle est assurée à elle toute seule par la pièce de Wang Du (significativement nommée : « luxe populaire »), et ce d'une manière triomphante (je reviendrai un peu plus loin sur cette nuance de triomphe, perçue à même le visage de Jérôme Sans sur l'une des petites vidéos publiées sur le site) ; à elle seule, donc, la pièce de Wang Du a pour tâche cumulée (et organisée) d'à la fois offrir la pulsion vengeresse (contre le texte, la pensée) et d'en canaliser, d'en réguler les éventuels débords d'énergie (en les exténuant). Une fois passée la petite porte matraquante, nous découvrons en effet ceci : une sculpture, assez énorme (et d'au moins un mêtre cinquante de hauteur, comme de largeur) et qui représente une page du Monde, sans doute en résine, mise en boule, durement froissée ; l'impression immédiate qu'on en a, due au mouvement spécial de la sculpture, est qu'elle vient d'être déchirée (cette immédiateté vérifie alors le raccord populiste, elle l'effectue, le naturalise) ; cette sensation n'est pas qu'impressive (seulement subtile) puisque tout autour de cela, le sol est jonché de journaux réels, de réelles pages du Monde et de Libération sur lesquelles nous sommes contraints de marcher ; il y en a tant qu'on ne peut pas, par exemple, choisir de raser les murs. Evidemment (et d'une évidence qui s'écoule de tout le reste), là encore, on est contraints d'opérer un autodafé symbolique (puisque l'on ne peut éviter - à moins de prêter son image à un Video Gag opportun - de piétiner ces pages de pensées écrites), comme l'on est encore contraints de suivre Wang Du (en produisant le geste nécessaire à sa pièce : le piétinage) lorsqu'il ose affirmer que ces pages « représentent la banalité des thèmes abordés dans les médias, leur absence de contenu, du moins leur manque d'exigence » (mais est-il bien certain qu'il doive accuser de cela Libération et Le Monde ? Est-il vraiment sûr que ce soit à l'analyse politique écrite qu'il faille lancer cette accusation de vacuité ? Pourquoi n'avoir pas offert ce « luxe » sur des Voici, des Clother ou des pages de je-ne-sais quelle presse « débile » ? )
Le plus insoutenable dans tout ceci, est que ce raccord entre les deux pièces (et tout ce qu'il abrite de pentes fascisantes) n'émane pas d'une acculture sarkozyste, mais bel et bien d'un milieu qui baigne dans le discursif et s'estime profondément intellectuel : une certaine mouvance des années 90 de l'art contemporain français. Comment, gorgée de tout ce si beau passif plastique, théorique, comment celle-ci a-t-elle pu en venir à pactiser ainsi avec les pires sèmes de l'imaginaire politique ? Cela, sans doute, réclamerait une analyse très minutieuse (et qui aurait pour objet exhaustif de débusquer les racines de cela depuis l'esthétique relationnelle, depuis l'époque, spectaculairement révolue, où Nicolas Bourriaud - en touchant à toute une série de tabous, assez français, comme la relation entre notre histoire politique et son refoulement apeuré des « choses » financières -, où Nicolas Bourriaud produisait encore une pensée féconde).
Cela dit, si tangible et surcohérent soit tout ce dispositif, je puis malgré tout glisser la fine épaisseur d'un doute (relativement à la lucidité des deux curateurs) : comme je le disais, j'ai visionné toutes les vidéos disponibles sur le site du Palais de Tokyo ; un certain nombre sont grotesques (en particulier à cause de leur naïveté « branchée »), mais spécialement une, parmi toutes, frôle l'invraissemblable : il s'agit de la « visite officielle » de Dominique de Villepin (qui eut lieu, semble-t-il, l'après-midi même du vernissage) ; on y voyait l'auteur des Voleurs de feu encadré par les visages des deux curateurs - et il se trouve que tous trois étaient très précisément filmés au passage de la petite porte, piétinant les pages écrites de la pièce de Wang Du : quelle n'était pas la fierté triomphante de Jérôme Sans obligeant le Premier Ministre à fouler ces pages du Monde ! Et observant le visage de Sans, ce qu'on percevait, à cet instant et au creux fin de l'expression de son triomphe, c'était une nuance de subversion (comme si la pièce de Wang Du, « installant »Villepin en son centre, pouvait devenir le nec plus ultra de la contestation politique !). Si tel est vraiment le cas (l'innocence absolue), c'est qu'alors on se situe dans le domaine du leurre (de la manipulation insue et intégrale) et que tout cela est mille fois plus grave qu'au premier (ou au second) abord. Car ainsi, ce serait tout un insconscient conceptuel qui devrait être urgemment questionné, en analyse « retroussante » - pour détisser cette nappe incontrôlable de sens qui suinte et menaçe de pénètrer chaque couche de nos intellectualités.
Prière de lire d'abord, si ce n'est déjà fait, la première partie de ce texte en cliquant sur ce lien :
http://www.sitaudis.com/Excitations/mechancete-de-masse-i.php
Je ne pense pas que l'impact barthésien me soit « remonté » au hasard, comme une sorte d'association mollement intertextuelle ; car justement, sitôt cette phrase revenue, claquante comme un fouet de lucidité, l'exposition entière s'est retroussée.
Matraques
Je ne sais comment les autres personnes ont circulé dans cette exposition, mais quant à moi, ce fut ainsi : passée la billetterie (dans le lointain de laquelle, d'ailleurs, m'ont distraitement frappée comme une ironie mauvaise, ces mots, écrits au-dessus d'un rayonnage de marchandises arty : black bloc : certains s'en souviennent peut-être, c'était le nom donné aux activistes anti-fascistes, allemands en particulier), passée donc la billetterie, je me suis indifféremment arrêtée sous le Batman obèse (et un avion compressé en torsades) ; de là, j'ai bien vu la pièce monumentale de Kader Attia (et par la petite porte, celle de Wang Du), mais alors, de loin, je ne percevais que son côté mondrianesque ; enfin j'ai tourné sur ma droite pour rejoindre cette sorte d'énorme vestibule (d'une lumière plus douce) où se trouvaient les pièces d'Arnaud Labelle-Rojoux, de Valérie Mréjen, etc. (mais le revêtement d'indifférences dont je parlais me prive un peu d'entrer dans le détail de chacune, puis ce n'est pas vraiment là qu'avait lieu cette texture confusément fasciste dont je parle - s'y jouait cependant une de ses conditions essentielles).
J'étais dans cette partie attenante et désirais rejoindre la salle principale du Palais (celle qui se courbe immensément sur la droite), mais sans revenir sur mes pas : je n'ai pas pu - par dignité. En effet, si j'avais fait cela, il m'eût fallu passer au travers d'une pièce complètement « débile » (ce mot, c'est un peu une citation, celle du grain de voix, de l'accent de Deleuze lorsqu'il le répète à Claire Parnet - qui l'interroge sur les défenseurs des droits de l'homme - dans L'Abécédaire), une pièce « débile » donc, parce que dans le temps même où elle était supposée exposer l'art urbain (des graff's d'un stéréotype risible, encadrant un gros cercle percé dans le mur où tournait une espèce de grande roue - comme il y en a dans les cages des petits hamsters), ce à quoi elle servait, en fait, c'était ceci : exposer une sorte de Video gag aussi permanent qu'impromptu ; car prenant le « risque » de la traverser, au mieux : on titubait et au pire : on se cassait la gueule (ainsi, une égale bonne humeur pouvait toujours animer la masse des visiteurs). Outre que cette pièce m'était profondément antipathique, les talons que je portais m'ont incitée à revenir en arrière et à emprunter l'autre entrée dans l'immense salle courbante, là où trône la pièce de Kader Attia (je me permets d'appuyer sur cette seule alternative de circulation : ou la pièce Video gag, ou la pièce matraque).
Car oui, lorsque je me suis approchée de la pièce de Kader Attia, je n'ai pu réfréner en moi une sorte de peur physique - une menace charnelle ; je l'ai dit, cette pièce est monumentale (au moins une dizaine de mètres de hauteur), aussi, pour la voir, chaque visiteur était obligé de lever intensément la tête. Et que voyait-il ? il « voyait » moins quelque chose qu'il ne recevait un coup de masse perceptif ; car ce qu'au début de ma visite, je prenais de loin pour une ciselure mondrianesque, cela, en fait, était composé de matraques, de tonfas (que Kader Attia, pour une petite partie, a trouvées sur les lieux de combats, en banlieues - en novembre dernier - et pour une autre grande partie : a achetées lui-même, à la Police Nationale - ainsi qu'on pouvait l'apprendre en écoutant la voix-off d'une petite vidéo, publiée sur le site de l'exposition ; l'artiste précisait même leur en avoir commandé 400). Peut-être cette pièce, accrochée tout autrement (par exemple : sur un mur situé en arrière des visiteurs, un mur que nous aurions quitté pour aller vers les autres œuvres, et non une porte, un passage obligé, comme c'est le cas ici), peut-être alors son insoutenable effet répressif n'aurait jamais cristallisé.
Je m'interrogeais et cherchais à nuançer ce mauvais goût que j'avais au bout du corps, quand j'eus comme une espèce d'effroi décisif en découvrant le cartel de cette pièce (dont la langue, par certains de ses plis, me laisse penser que l'auteur de L'esthétique relationnelle l'a lui-même écrite) : on me dit que cela est « comme une fenêtre ouverte sur le reste de l'exposition ». Le détournement de la phrase de Bazin est à vomir son cœur (« le cinéma est une fenêtre ouverte sur le monde ») : car ce qui, pour le cinéma moderne, signifiait le don d'altérité, s'est renversé ici en quelque chose comme un instrument de contrôle des masses. Et ceci parce que cette pièce est précisément décrétée, par les curateurs, tenir le rôle d'un centre focal (d'une « fenêtre ouverte » sur les autres pièces) - parce qu'elle est clairement donnée comme un mirador, une tour générale de surveillance : à l'usage de qui ? c'est naturellement toute la question ; en tous les cas, sans doute pas à celui des visiteurs qui, au travers de cette « fenêtre » (si par ce mot, on veut nous faire entendre la petite porte creusée au bas du mur où s'alignent toutes ces matraques), des visiteurs qui, là, ne voyaient rien, la perspective étant pompeusement bouchée par la pièce de Wang Du (je vais, hélas, revenir sur celle-ci).
Mise au pied d'un mur, dont la prise de vue (la supposée « fenêtre ») m'échappe tout autant qu'elle me piège, me fiche (symboliquement), je n'ai plus qu'à me ressouvenir de cette « ouverture » pour ce qu'elle était : une porte, mais une porte d'une fonction très particulière puisque sa taille si étroite (dans un lieu si énorme) n'autorisait pas qu'on passât sous elle à plus de trois ou quatre : notre circulation était ainsi régulée, subtilement mise au pas (précisons pour ceux qui ne sont pas familiers des lieux d'art, de leurs souplesses d'accrochage, que ce gros mur, avec sa petite porte, ont été entièrement élaborés pour cette exposition : je me souviens d'être venue, il y a peut-être quatre ans, au Palais de Tokyo, sans que ce mur ne coupe, ne tranche la salle qui se courbe sur la droite).
Autodafé
Ce n'est pas tout. Le cœur au bord de la bouche, j'ai donc soigneusement poursuivi la lecture de ce cartel, et cela en m'approchant au plus près de ses mots puisque, ainsi que les curateurs m'y exhortaient, je devais écouter chacun comme la résonance exacte d'une syntaxe fondatrice de l'exposition ; j'appris alors que cette structure répressive était en fait ... une écriture (« dans le cas présent, la calligraphie évoque un texte, mais n'est pas littérale »). Soit. Qu'entend l'auteur de cette notice sous le syntagme d'une « calligraphie pas littérale » ? A coup sûr, cela n'a aucun lien avec les facettes récentes de l'écriture contemporaine et les travaux de Jean-Marie-Gleize ; bêtement, cela va de soi, le non-littéral de la « chose » est que ce « texte » (composé de mots-matraques) est soustrait du lisible, et cependant pas de l'intelligible (puisqu'il persiste, malgré cela, à s'offrir sous l'apparence claire d'un « texte ») ; ceci est donc une écriture manifestant la « propriété » infiniment bizarre de ne pouvoir être lue - poussons à peine plus la logique tapie dans tout ça : ceci est un « texte » parce qu'il ne peut pas se lire.
Si implicite soit-elle, l'assimilation de ce mur de matraques à une écriture (qu'elle soit d'allure soufie - comme le propose Kader Attia - ou occcidentale, ou japonaise, n'y change rien, il me semble), cette assimilation est violemment populiste ; et elle l'est d'autant que c'est en ce sens unique qu'elle fut utilisée, dérivée d'un éventuel autre connoté (qu'elle put avoir, si elle eut trempé dans un autre climat d'exposition) - mais ici, les curateurs l'ont incontestablement orientée vers une sous-jacence anti-intellectualiste ; la mise en scène de tout cela est archi-limpide (et fait ainsi utilement sillonner à la surface, l'empreinte, tout aussi claire, du plus important mécène de cette exposition - si l'on en croit la hiérarchie du listing des partenaires : TF1). Cette mise en scène (qu'il convient désormais de percevoir comme l'action d'un groupe - les deux curateurs et d'évidents conseillers de notre première chaîne hertzienne), cette mise en scène - dans le temps (comme dit Proust) où on l'habite, où l'on se trouve sensiblement au pied de son mur - superpose une série d'impressions, d'idées, de projections (dont je ne peux faire autrement que qualifier l'articulation de fascisante).
Tout d'abord, face à ce mur démesurément grand, le visiteur - ou plutôt la masse des visiteurs (puisque tout laisse supposer que c'est bien sous cet angle compactant que le groupe de curateurs perçoit notre communauté irrégulière), la masse, donc, éprouve tout d'abord ceci : elle se sent confusément effrayée par l'image de cette intellectualité massive et assomante (la mise en série de la lettre-matraque) dont la nature est de produire une Loi (la matraque d'origine étatique, policière) dont le fond lui échappe d'un bout à l'autre (les lettres matraquent quoi ? leur illisibilité - mais aussi, et surtout : la confiscation du sens de tout cela par les curateurs eux-mêmes). Ensuite, et par un retournement des plus typiques du populisme, la masse - en admettant qu'elle se laisse piéger par cette affreuse mise en scène (mais je ne tisse ceci que pour tenter de me glisser, schizophréniquement, à l'endroit de leur idéal de réception) -, la masse se met à suivre la piste d'un tout autre affect : de manière progressive, et parce qu'elle sent déjà opérer « dans l'air » la touffeur d'un certain raccord, celui avec la pièce de Wang Du (dont le climat déborde sur celle de Kader Attia), la masse se met petit à petit à retourner son rôle « de réprimé » (du sens) ; progressivement, elle ne se sent plus objet de cette répression, mais renverse cela en une illusion active, se fantasme sujet réprimant et en vient - comme on l'y oblige par une très savante « offre » de compensation pulsionnelle - à détester l'écriture et la pensée (comment pourrait-elle ne pas haïr cette force du texte, qui ne lui « donne » que de l'oppression, de l'illisible ? c'est tout le côté marketing-TF1 de cette mise en scène que d'élaborer cette image précise de la pensée : de la sorte, estime le groupe de curateurs, la masse n'aura plus peur de l'art contemporain, et de ses abus notoirement conceptuels ; la masse pourra s'identifier à ce qu'on lui montre ; en se reconnaissant, elle se déculpabilisera, se sentira à la hauteur des pièces).
Cette compensation pulsionnelle est assurée à elle toute seule par la pièce de Wang Du (significativement nommée : « luxe populaire »), et ce d'une manière triomphante (je reviendrai un peu plus loin sur cette nuance de triomphe, perçue à même le visage de Jérôme Sans sur l'une des petites vidéos publiées sur le site) ; à elle seule, donc, la pièce de Wang Du a pour tâche cumulée (et organisée) d'à la fois offrir la pulsion vengeresse (contre le texte, la pensée) et d'en canaliser, d'en réguler les éventuels débords d'énergie (en les exténuant). Une fois passée la petite porte matraquante, nous découvrons en effet ceci : une sculpture, assez énorme (et d'au moins un mêtre cinquante de hauteur, comme de largeur) et qui représente une page du Monde, sans doute en résine, mise en boule, durement froissée ; l'impression immédiate qu'on en a, due au mouvement spécial de la sculpture, est qu'elle vient d'être déchirée (cette immédiateté vérifie alors le raccord populiste, elle l'effectue, le naturalise) ; cette sensation n'est pas qu'impressive (seulement subtile) puisque tout autour de cela, le sol est jonché de journaux réels, de réelles pages du Monde et de Libération sur lesquelles nous sommes contraints de marcher ; il y en a tant qu'on ne peut pas, par exemple, choisir de raser les murs. Evidemment (et d'une évidence qui s'écoule de tout le reste), là encore, on est contraints d'opérer un autodafé symbolique (puisque l'on ne peut éviter - à moins de prêter son image à un Video Gag opportun - de piétiner ces pages de pensées écrites), comme l'on est encore contraints de suivre Wang Du (en produisant le geste nécessaire à sa pièce : le piétinage) lorsqu'il ose affirmer que ces pages « représentent la banalité des thèmes abordés dans les médias, leur absence de contenu, du moins leur manque d'exigence » (mais est-il bien certain qu'il doive accuser de cela Libération et Le Monde ? Est-il vraiment sûr que ce soit à l'analyse politique écrite qu'il faille lancer cette accusation de vacuité ? Pourquoi n'avoir pas offert ce « luxe » sur des Voici, des Clother ou des pages de je-ne-sais quelle presse « débile » ? )
* * *
Le plus insoutenable dans tout ceci, est que ce raccord entre les deux pièces (et tout ce qu'il abrite de pentes fascisantes) n'émane pas d'une acculture sarkozyste, mais bel et bien d'un milieu qui baigne dans le discursif et s'estime profondément intellectuel : une certaine mouvance des années 90 de l'art contemporain français. Comment, gorgée de tout ce si beau passif plastique, théorique, comment celle-ci a-t-elle pu en venir à pactiser ainsi avec les pires sèmes de l'imaginaire politique ? Cela, sans doute, réclamerait une analyse très minutieuse (et qui aurait pour objet exhaustif de débusquer les racines de cela depuis l'esthétique relationnelle, depuis l'époque, spectaculairement révolue, où Nicolas Bourriaud - en touchant à toute une série de tabous, assez français, comme la relation entre notre histoire politique et son refoulement apeuré des « choses » financières -, où Nicolas Bourriaud produisait encore une pensée féconde).
Cela dit, si tangible et surcohérent soit tout ce dispositif, je puis malgré tout glisser la fine épaisseur d'un doute (relativement à la lucidité des deux curateurs) : comme je le disais, j'ai visionné toutes les vidéos disponibles sur le site du Palais de Tokyo ; un certain nombre sont grotesques (en particulier à cause de leur naïveté « branchée »), mais spécialement une, parmi toutes, frôle l'invraissemblable : il s'agit de la « visite officielle » de Dominique de Villepin (qui eut lieu, semble-t-il, l'après-midi même du vernissage) ; on y voyait l'auteur des Voleurs de feu encadré par les visages des deux curateurs - et il se trouve que tous trois étaient très précisément filmés au passage de la petite porte, piétinant les pages écrites de la pièce de Wang Du : quelle n'était pas la fierté triomphante de Jérôme Sans obligeant le Premier Ministre à fouler ces pages du Monde ! Et observant le visage de Sans, ce qu'on percevait, à cet instant et au creux fin de l'expression de son triomphe, c'était une nuance de subversion (comme si la pièce de Wang Du, « installant »Villepin en son centre, pouvait devenir le nec plus ultra de la contestation politique !). Si tel est vraiment le cas (l'innocence absolue), c'est qu'alors on se situe dans le domaine du leurre (de la manipulation insue et intégrale) et que tout cela est mille fois plus grave qu'au premier (ou au second) abord. Car ainsi, ce serait tout un insconscient conceptuel qui devrait être urgemment questionné, en analyse « retroussante » - pour détisser cette nappe incontrôlable de sens qui suinte et menaçe de pénètrer chaque couche de nos intellectualités.