NIGRA SUM ... par Tristan Hordé
La relation aux œuvres du passé, dans quelque domaine que ce soit, a changé au cours du temps ; du modèle au repoussoir, la querelle des Anciens et des Modernes n’est pas propre à une époque. En dehors de ces débats, certains écrivains reprennent la matière d’œuvres du passé, du Moyen Âge ou de l’Antiquité, pour en nourrir leur imaginaire ; on pense par exemple à l’ensemble Graal théâtre de Jacques Roubaud et Florence Delay. Dans de rares cas, l’écrivain intègre des éléments du vocabulaire et de la syntaxe pour écrire en une langue qui n’appartient qu’à lui, ainsi aujourd’hui Jean-Pascal Dubost (voir son Fatrassier). Les compositeurs n’ont pas négligé non plus la matière de leurs devanciers ou la tradition, on pense immédiatement à Chopin, à Liszt et à sa relation à la musique tzigane dans les Rhapsodies hongroises. Avec la création musicale Nigra sum, il s’agit de tout autre chose.
De très nombreux enregistrements des Vêpres de la Vierge (1610, Vespro della Beata Virgine), de Monteverdi sont disponibles et il ne s’agissait pas d’en ajouter un autre. Nigra sum, en est le troisième élément, après l’Invitatoire (verset et répons) et le Psaume (Dixit Dominus, Psaume 109, chœur polyphonique). Il s’agit d’un motet concertant pour ténor et chœur, dont le texte est extrait du Cantique des cantiques. Motet et non psaume dans un ensemble très ample, c’est un très bref temps intimiste, une cellule à partir de laquelle la nouvelle œuvre est élaborée. Le compositeur Benjamin Attahir réussit une véritable greffe : l’auditeur passe sans heurt du passé (Monteverdi) au présent (Attahir), ou inversement, à l’écoute non pas d’une œuvre sans aspérités mais d’un dialogue constant entre les partitions, les voix (sopranos, altos, ténors et basses) et les instruments anciens et modernes, sans annuler le temps, dialogue liant le début du XVIIe siècle, époque de transition pour la musique, au monde contemporain si troublé.
Notre présent est pleinement dans ce Nigra sum. Benjamin Attahir a bâti sa partition à partir de Monteverdi, on l’a dit, et d’un poème de Marik Froidefond ; l’auteure sort du religieux des Vêpres, sans pour autant oublier le texte latin, son point de départ, pour conduire ailleurs. Dans l’œuvre moderne, Nigra sum est dans une structure qui réarrange celle de Monteverdi, les transformations choisies facilitant l’introduction du monde contemporain, des voix du monde, et laissant en retrait le seul dialogue avec le dieu chrétien. Ainsi, des voix, représentées par le coryphée, ne demandent plus une aide spirituelle. À côté de :
Domine ad adjuvandum me festina. (Seigneur, hâte-toi de me secourir)
Gloria Patri, et Filio, et Spiritui Sancto.(Gloire au Père, et au Fils, et au Saint-Esprit)
(dans Deus in adjutorium, ouverture de Monteverdi, conservée),
on entend le coryphée, avec les mots de Marik Froidefond :
Ces voix, ces voix !
Voix qui hurlent et qui pleurent
Voix qui déchirent le cœur
(…)
Du bord de ce monde défait
Elles racontent leur histoire
Écoutons-les ! Écoutons-les !
Voix multiples venues des populations, si nombreuses, qui subissent ou ont subi la guerre, contraintes à l’exil ; c’est pourquoi apparaissent, outre le latin et le français, le polonais, le kurde, l’espagnol et (translittérés) l’arabe, l’ukrainien… « Voici le peuple d’hommes et de femmes, venus de toute la terre / Qui joignent aussi leurs voix, langues par milliers. Ô Babel du monde ». À la dimension tragique du poème correspond celle de la partition, tragique restitué par un ensemble vocal de 12 voix (3 sopranos, 2 altos, 3 ténors, 4 basses) et un ensemble de 14 instruments où échangent l’ancien (théorbe, dulciane, viole de gambe, clavecin, etc.) et le moderne (violon, alto, contrebasse, etc.).
La partie nommée Nigra sum introduit la femme dans le vaste ensemble des Vêpres, et il ne s’agit pas de la Vierge, mais d’une femme dont dispose le roi pour son plaisir (« Nigra sum sed formosa, filiae Jerusalem. / Je suis noire et belle, filles de Jerusalem ». Cette femme ne se vit pas en esclave et l’affirme clairement, « Je suis belle car je suis noire / Je dis l’ombre pour porter l’espoir // Ne craignez pas le trouble, mais le joug et la peur / Ne taisons pas nos nuits / Ne taisons pas nos désirs et nos vies ». Le labyrinthe monteverdien aboutit au Magnificat, donc à redire la gloire du divin :
Gloria Patri et Filio et Spiritui Sancto. / Sicut erat in principio, / et nunc et semper, / et in saecula saeculorum.:: Gloire au Père et au Fils et au Saint Esprit /comme il était au commencement, /et maintenant et toujours, / et pour les siècles des siècles.). Le voyage vu par Marik Froidefond et Benjamin Attahir propose, lui, non un avenir radieux mais un message d’espoir, « Tout ce ciel, cette joie, / Monde nouveau est-ce toi / Robinson d’une aube incertaine ».
Cette œuvre forte, complexe, a une histoire. Nigra sum est l’aboutissement d’un projet, préparé par Caroline Mutel (soprano), directrice artistique comme Sébastien d’Hérin (claveciniste et chef d’orchestre), dans le cadre de l’Appel à manifestation d’intérêt du Ministère de la Culture, en 2021. Le dossier retenu, le seul pour la musique baroque, il fallait intéresser un compositeur et un écrivain. Benjamin Attahir (né en 1989), passionné par la scène, a dirigé son troisième ouvrage lyrique en 2019, Le Silence des Ombres à partir d’un livret de M. Maeterlinck ; il s’est emparé du poème de Marik Froidefond (née en 1979), dont les travaux portent notamment sur les relations entre la poésie, la musique et la peinture. Elle a publié un livre de poèmes, Oyats (L’Atelier contemporain, 2019), avec des illustrations de Gérard Titus-Carmel.
Nigra sum (CD en cours) a été donné pour la première fois le 15 juillet 2023 au monastère royal de Brou, à Bourg-en-Bresse, une seconde fois le 25 août à Périgueux dans le cadre du festival Sinfonia ...