Dans l'indifférence de l'arbre de Christian Ducos par François Huglo
De même que la paix continue la guerre par d’autres moyens, l’édition prolonge l’écriture. L’auteur est moins un double de l’éditeur que son autre, ou l’un de ses possibles. Il n’est pas étonnant que Laurent Albarracin ait publié Christian Ducos. Le premier cherche (et trouve) l’image tautologique, oxymore ou impossible synthèse entre constatation (la chose est ce qu’elle est, c’est comme ça) et spéculation (jeu quasiment mathématique de rapports, analogiques et autres, harmoniques ou disharmoniques). Cet impossible est le lot quotidien des sciences, où hypothèse et vérification ne cessent de se relancer l’une l’autre, et des arts, qui allient « activité de l’esprit » (Tzara) et épaisseur sensorielle. L’image, la métaphore, sont à la fois une opération intellectuelle et une saisie empirique, immédiate.
Entre tautologie et poétique de l’image, de l’analogie, de la fulgurance, Laurent Albarracin ne choisit pas. On dira qu’il joue sur les deux tableaux, qu’il se joue de risques qu’il n’ignore pas, déjoue deux esprits de sérieux : celui du silence (les choses sans mots) et celui du babil (les mots sans choses). D’un côté, la prosternation muette face à la Présence, de l’autre l’inflation, la grandiloquence, la pro(li)fération oraculaire.
Or, Ducos semble choisir le silence, qui est encore un mot, même s’il veut pencher du côté des choses. Ce mot figure dans une constellation sémantique où nous rencontrerons aussi le « mystère », la « stupeur », la « sidération », le « vide », « l’Ouvert », et l’inévitable « transparence ». Ni mélèze, ni noisetier, « l’arbre » est-il aussi abstrait que « le poème », voué au « pur regard » du « silence à l’état pur » ? On pourrait le craindre, et pourtant la mention d’un « jeune pin », ou de « grands pins », de « bois de pins », nous rassure : ces mots sonnent Ponge, sentent le Ponge, nous n’avons pas quitté le sol.
En italiques, et comme en exergue au recueil de vers d’un, deux, trois mots, rarement plus, disposés en tercets, les deux premiers vers ne se contentent pas de dire l’indifférence du végétal à nos manips agro-alimentaires, à nos délires autocentrés, à nos pillages mortifères : ils disent l’indifférence du végétal que nous sommes, car nous sommes ça : arbres d’os, de nerfs, et de vaisseaux sanguins :
« En moi se tient un arbre. Il ne sait pas qui je suis.
Dans l’indifférence de l’arbre, je grandis. »
Mais loin d’échapper au langage, le cercle tautologique est lui-même langagier : l’ « au-delà / du cri / de la corneille » est « le / cri / de la corneille », la « lumière / illuminant les feuilles tendres » n’est « que cela // une lumière / illuminant / les feuilles tendres », et « ce que l’arbre accueille », c’est « l’accueil lui-même ». Le poète sort cependant de l’équation tautologique, A=A, ou analogique, A=B, par des opérations de retournement de l’affirmation en négation, et l’inverse :
« dans la méditation
de la parfaite inutilité
de toute méditation
l’arbre
en son entier
absorbé »
ou :
« beau
de
toute
l’ignorance
de
son grand savoir »
ou :
« que sait-on
de l’arbre
et de sa joie
d’être arbre
sans jamais
le savoir »
Chez Ducos comme chez Albarracin, c’est l’humour qui sauve.