Éparses de Georges Didi-Huberman par Lionel Bourg
Lire, écrire ne sont pas actes anodins.
Des passe-temps, peut-être, à condition de considérer l’expression avec gravité, passer, user, laminer les heures ne se réduisant pas à quelque subterfuge de qui musarderait puis, sourire aux lèvres, s’égarerait par la pensée, toujours un peu trop touffue, trop ombrageuse à son goût, d’individus eux-mêmes condamnés à errer par les couloirs où d’étranges horloges rythment les battements de cœurs en rupture de ban.
Dès lors, je ne puis guère parler du livre de Georges Didi-Huberman sans reconnaître d’emblée que c’est poétiquement — j’entends le terme selon l’analyse qu’en donne Jean-Luc Nancy : « Si nous comprenons, si nous accédons d’une manière ou d’autre autre à une orée du sens, c’est poétiquement. Cela ne veut pas dire qu’aucune sorte de poésie constitue un moyen ou un milieu d’accès. Cela veut dire, et c’est presque le contraire, que seul cet accès définit la poésie, et qu’elle n’a lieu que lorsqu’il a lieu [1]. » —, je ne puis donc parler de cet ouvrage sans souligner que c’est ainsi, poétiquement j’insiste, qu’il exige d’être lu, prenant, poignant, de telle façon qu’on ne parvient à son terme qu’au bord des larmes dont il est fait état au tout début des pages.
Qu’il s’agisse du ghetto de Varsovie, du rôle des images dans cette tragédie, de l’horreur comme de la dramatique beauté que des hommes opposent ou opposèrent au meurtre par excellence, que Georges Didi-Huberman arrache ce faisant à l’oubli, voire à la destruction, le « trésor de cris muets » initialement sauvé du désastre par Emanuel Ringelblum et ses camarades (textes, photographies, lettres de déportés, dessins dans des coffres enfouis sous les gravats d’une mémoire à laquelle il fallait coûte que coûte accorder sa confiance), que cette œuvre soit une espèce de chant « induit par la rencontre, sur un morceau de papier, d’un peu d’encre et de quelques larmes », cela ne suffirait sans doute pas si, charnellement, fraternellement, la « simple puissance d’insister que recèle tout geste d’écrire » n’avait pas métamorphosé les voix et les griffonnages des victimes en « récits d’une révolte en acte — oui, un acte de papier — contre les salauds. »
C’est que, désormais, quand tout cesse, croit-on, et tout recommence, il en va de rassembler les lambeaux d’une histoire lesquels, dispersés, fracturés, déchirés, fragmentés, morcelés, renoncés parfois, réclament en chaque mot un surcroît d’existence. Vœu pieux, dira-t-on. Incongru. Hors de propos mais, « pour peu qu’un désir se lève à nouveau, qu’une voix s’élève, qu’un signe soit jeté vers le monde futur », irréductible.
Je note ces impressions comme elles me viennent, délestées du poids moral ou conceptuel qu’elles prennent en charge pourtant, de sorte que, cédant aux sentiments – pourquoi serait-ce indigne ? pire, inconvenant ? obscène ? —, je semble craintivement me soustraire à l’approche critique pour ne plus répercuter ici que l’écho d’une lamentation dont la persistance défie tous les crimes. Les « salauds » pullulent. On en crève, on en meurt, en Syrie par exemple, sous les crachats et les bombes tandis que les discours s’accumulent, toute perte, toute stupeur, éparses à la surface du désenchantement, nécessitant par-delà le tumulte leur inscription « au miroir de la page blanche ». Écriture du désastre. Écriture « capable de jeter un pont entre les situations matérielles et les conditions existentielles, entre les essaims de faits et les nuées d’émotions », il faut saluer Georges Didi-Huberman qui, avec tant d’obstination, en préserve à son tour les inquiètes semences.
[1] Jean-Luc Nancy, Résistance de la poésie, William Blake & Co.