Judith Chavanne, De mémoire et de vent par Tristan Hordé
« La mémoire est partout logée »
Un poème précède les cinq ensembles en vers libres, rigoureusement construits ("Les éphémères", 10+1, "Tout l’inassouvi", 8+1, "Trouble du temps", 10+1, "Quelque chose de fervent", 8, "Accords et saisons" (5+1), un autre les suit, "1" : poème isolé en italique. Le premier poème est tourné vers un passé « inaccessible » et le sentiment de la perte, « On a moins de mots désormais », le dernier dit l’acceptation de ce qui est, c’est-à-dire la solitude, mais aussi le refus de la fermeture,
Poèmes donc autour du temps, le présent du vieillissement rapportant le "je" aux jours où vivait l’enfance, ses cris et ses rires. Réapparaît l’image d’un tableau qui pourrait être de Brueghel, comme dans le livre précédent ; ce n’est pas indifférent, Peut-être des lis proposait les poèmes du deuil, de la séparation définitive d’avec la mère, De mémoire et de vent est le récit de la fin d’une autre histoire, celle de l’enfant qui a grandi et surtout de la mère qui a vieilli.
Tout se passe comme si à la disparition d’un élément pour la venue du fruit répondait la venue d’une autre vie, au verbe chuter (des pétales) répond naître (enfant) : parallélisme de deux naissances et leur différence de nature, « Le cerisier naît peu à peu à son été / l’enfant à la vie, soudainement ».
Les voix pourtant disparues restent dans la mémoire, vivantes, comme incrustées dans un lieu, la maison, l’habitant pour toujours, ce qui est restitué par un oxymore, « J’entends parfois déjà le silence ». Parmi ces voix, celle de l’enfant qui imitait la profession de l’adulte, qui a quitté la maison, laissant le jardin désert, restent « le vide et le vague ». Les iris symbolisent ce qu’est l’enfance, leur épanouissement dure très peu et porte déjà « leur adieu ». On peut rassembler toute une série de mots qui symbolisent le caractère éphémère du vivant : ils évoquent la disparition du jour dans le jardin, « ombre », ombre « qui repousse la lumière », « obscur ».
On pourrait multiplier les mots qui opposent un passé lumineux à un présent de nuit, avec par exemple dans le jardin la « clarté » des pétales et les « pins noirs ». Le printemps de la vie de la narratrice est achevé, aux feuilles de papier laissées autrefois sur le parquet par l’enfant répondent celles du cerisier sur le sol ; la rose, les feuilles disparues ne seront plus jamais là, d’autres viendront mais sans rapport avec les premières. La narratrice vit la fin d’un cycle et le nouveau est autre, sans lien avec le précédent, il s’agit bien d’une re-naissance sans retour et il faut accepter « Le défaut de continuité — notre solitude », il faut accepter d’être simplement « gardienne » du passé. Dans le présent, regarder « D’autres feuilles dans la dernière lumière / sur le bouleau orange illuminées » et ce qui semble ne pas changer, les couleurs du ciel le soir, « rouge et or » avant l’« obscur » et dans un autre temps « rose et or (...) avant l’obscurité ».
Le cerisier et le rosier que l’on taille au fil des saisons figurent le mouvement du passé au présent.
L’arbre est refuge pour l’oiseau qui agite les feuilles, puis les feuilles jaunissent l’été pour devenir « haillons » en novembre, mais dans l’arbre le geai les remplace et leur ont succédé les fruits du cognassier. Ôter les fleurs fanées du rosier est analogue au déblaiement de ce qui, négatif, encombre l’esprit de la narratrice, dans l’un et l’autre cas sont favorisées les conditions d’un « regain », d’une « renaissance », « Rien ne meurt, / tout est accompli ». Ce qui semble n’être qu’une saison de deuil, l’automne, révèle peut-être une sorte de « vérité » de la nature qui aide à prendre conscience que la vie continue : l’image du fruit entraîne celle de la graine, donc d’une autre vie, celle de l’enfant, « On a vécu, cela aussi est un fruit ».
Rien de consolant dans ce constat mélancolique. On se rend compte que notre vie a été « rognée », que les expériences plus ou moins heureuses que l’on a connues ne sont pas du tout transmissibles, qu’il est impossible de les partager, que le temps des projets est révolu, que le vent emporte les souvenirs. Le tremblement léger des feuilles du peuplier figure le passé, les pins noirs le présent devenu « un long silence », restent la solitude et la seule compagnie d’un chat. Seules les couleurs vives des fleurs « redonnent des yeux / quand le chagrin avait réduit /à un — à soi — la réalité ».
Les peintures monochromes (bleu) sur papier de Caroline François-Rubino, dédiées à Hiroshige (pour la couverture) et à Monet, Berthe Morisot et Van Gogh (dans le texte) s’accordent avec la mélancolie des poèmes de Judith Chavanne. On reconnaît un pin et des fleurs mais comme derrière un verre dépoli, comme s’ils venaient aussi du passé, comme les noms qu’ils évoquent. Sans pourtant qu’il y ait fermeture, pas plus qu’il y a de la narratrice ; le jardin, la nature demeurent dans le présent jusqu’aux derniers mots du livre :
J’ouvre la fenêtre du salon,
Où il n’est entré personne depuis longtemps,
je fais entrer le vent.