La poésie à outrance (sur Julien Blaine, coll.) par François Huglo
A propos de la poésie élémentaire de Julien Blaine
Prendre la mesure ? Impossible. L’Odyssée de Julien Blaine est celle de la poésie qui, avec ses avant-gardes (je n’énumère pas), sort de sa gangue littéraire et livresque pour partir à la rencontre de ce qu’elle était avant d’y entrer. La poésie-action est réactivation, par « le mémorialiste des Muses » (Claude Darras), des rituels aurignaciens, du chamanisme, de l’ancienne technique divinatoire ou « lecture originelle » (Isabelle Maunet), de la langue oraculaire de la Pythie, du totémisme, de toute une mémoire sacrifiée par le monothéisme et ses fous furieux qui ont confisqué et pillé la planète (cela continue !) en y faisant régner l’Inquisition. Le « poète en chair et en os » est un « activiste impénitent, exégète exacerbé de l’exagération primitiviste autant qu’avant-gardiste (c’est, quelquefois, tout un) » (Jean-Pierre Bobillot). Ex est bien le préfixe qui convient à une poésie expulsée « Hors du livre- Hors du spectacle- Hors de l’objet », hors du corps, de la bouche, de la langue. Exode, non (trop connoté), mais « Très Longue Marche » que Michel Giroud compare à celles du sous-commandant Marcos au Mexique, des amérindiens aux U.S.A., des tibétains, des oighours, des aborigènes australiens, des africains, et où l’art occidental prend « à contre-pied sa propre superbe logocentrique » (Achille Bonito Oivira), à travers « le vitalisme, l’énergie corporelle et vocale » de « l’homme qui voulut être éléphant » (Enrico Mascelloni).
C’est un bestiaire qui, après de fortes identifications adolescentes à Rimbaud, puis à Verlaine, « change la vie » de Julien Blaine, celui d’Apollinaire illustré par Dufy : « je ne voyais plus quand s’arrête l’écrit et où commence l’image ». Il travaille dès lors sur « le matériel du poème » : mots, typographie, encre, livre, papier, dans le prolongement des « poèmes affiches » et du Poême à crier et à danser de Pierre Albert-Birot, des futurismes italien et russe, de Kurt Schwitters, de Théo Van Doesburg, et des dadaïstes. Fondée en 1966 par Julien Blaine et Jean-François Bory, la revue Approches publie la poésie concrète internationale que la revue Les lettres d’Ilse et Pierre Garnier avait révélée en 1962. Fondée en 1967 par Julien Blaine, Jean Clay et Alain Schifres, la revue Robho rend compte des actions du groupe japonais Gutaï, des happenings postulant, après Marcel Duchamp et John Cage, « l’abolition de la frontière entre l’art et la vie », des events plus ou moins affiliés à Fluxus.
Primitivisme, avant-gardisme, quelle différence, quand toute idée de progrès a disparu : « le vrai présent n’est que le passé du futur », écrit Julien Blaine après l’avoir mis en acte, en rythme et en souffle dans la performance essai sur le « s » passé/futur. Si le livre est résidu, les 13 427 poëmes métaphysiques voyagent non dans l’histoire mais entre des traces, en quête de l’ « instant donné, instant pris, instant reçu, instant volé », et de ce que Jacques Derrida appelle « archi-trace » ou « archi-écriture », à jamais dérobée. La réduction husserlienne de la forme au sens est excédée simultanément par Julien Blaine et par Jacques Derrida dont Gilles Suzanne cite l’ouvrage La Voix et le phénomène (1967), avant de rappeler que, dès 1953, Eugène Gomriger avait fait évoluer le langage vers un champ de « constellations », moins de formes que de forces, qu’explorerait le spatialisme de Pierre Garnier quelques années plus tard.
La poésie a le temps. Dans un entretien avec Éric Létourneau, Julien Blaine rappelle que pour modifier l’humanité, la Renaissance a mis deux siècles, les troubadours deux siècles et demi, les T’ang trois siècles, l’avant-garde, née avec Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) un siècle : « on commence à peine ». Mais la poésie « dans une âme et dans un corps » (Rimbaud) n’a que le temps de ce corps. D’où l’activisme, la « politique et poétique des revues » (Anysia Troin-Guis). La course est rapide, mais l’empreinte de l’homme-éléphant et celles des « gestionnaires de l’utopie » (Philippe Castellin) qui l’accompagnent est pro-fonde, fondatrice : création des Carnets de l’Octéor (1962), d’Approches (1966), Robho (1967), des journaux underground Vivlalib, Pirate, Géranonymo (indianité, icones, bande dessinée), du quotidien Libération (1973), de Doc(k)s (1976). Poésie « séméïotique » avec les Carnets de l’Octéor, « matérielle » avec Approches. Robho préfigure Art Vivant ou Art Press. Le manifeste Deux points : « : » propulse la poésie hors du livre, du spectacle, et de l’objet, pour l’impliquer dans la lutte « à l’intérieur du champ social », refusant le « culte des transgressions sans péril » et dédaignant les « bibelots littéraires » élitistes et salonnards (Tel Quel, Change). « Viscéralement anticolonialiste » dès la guerre d’Algérie (il prend, à cette époque, sa carte à la C.N.T.), Julien Blaine prône en 1968, avec Vivlalib, « les mérites du sabotage, du boycott, du vol, du détournement ». Il interviendra dans Libération sous les noms de Jules Van (Vrai Art Nouveau) et de Jules Viart (la Vie-Art). Doc(k)s, « revue en actes » (Sandra Raguenet) , réalise la conjonction d’une personnalité de globe-trotter et d’un collectif international, « d’un Je et d’une structure créative ouverte sur une bousculade anonyme et tous azimuts » (Philippe Castellin).
Impossible de résumer ici les 37 textes de 25 auteurs. Et pourtant, une conclusion s’impose aujourd’hui, ouverte (il s’agit aussi d’une question), mais nul ne sait sur quoi. Julien Blaine la formule au cours d’un entretien avec Pierre Hild :
« On se heurte actuellement à une médiatisation mondiale qui joue sur le monothéisme religieux. Les fanatismes religieux, Georges W. Bush, Vladimir Poutine et l’orthodoxie, Israël, Al- Quaida… Se revendiquer poète, c’est résister à la médiatisation absolue et rester dans une certaine ligne. Une ligne de poètes qui part de l’aurignacien supérieur, il y a trente-cinq mille ans, jusqu’aux poètes d’une vingtaine d’années. Un désir de transformer le monde, qui tout en le disant, va avec l’idée que nous n’y arriverons pas ».