La rivière Aa de Jehan Mayoux par Lionel Bourg

Les Parutions

07 avril
2020

La rivière Aa de Jehan Mayoux par Lionel Bourg

  • Partager sur Facebook
La rivière Aa de Jehan Mayoux

On doit au surréalisme quelques-uns de nos très grands poèmes. Champs de lave,  coulées de mots comme de métaphores en fusion dont l’ampleur, le lyrisme et la beauté, souverains, calcinent les jardinets où le commun des aèdes cultive avec obstination les fleurs de sa laborieuse rhétorique, on les rencontre le plus souvent assortis d’une révolte qui, pour les moins conciliants, les plus réfractaires de leurs auteurs, ne prendra pas une ride : le refus n’a pas d’âge.

Une poignée de titres, d’abord : L’homme approximatif, de Tristan Tzara ; Les États généraux, Fata Morgana, Pleine marge, L’ode à Charles Fourier, d’André Breton ; Air mexicain, Toute une vie, de Benjamin Péret ; l’inoubliable Cahier d’un retour au pays natal, de Césaire ; les longues traversées de Robert Desnos, Siramour, The night of loveless nights, Sirène-Anémone ; La Néréide de la mer Rouge, de Michel Leiris ; Le retour du printemps enfin, de Gérard Legrand … Choix partiel, partial sans doute, qui a le tort de laisser de côté les œuvres de compagnons assez considérables, Octavio Paz, Odysseus Elytis, Saint-John Perse même, voire, de biais, André Frénaud, la liste pourrait évidemment s’accroître au gré du goût et des humeurs de chacun, étant entendu qu’une place éminente, parmi les toutes premières, devrait être de haute main réservée à La rivière Aa du trop méconnu Jehan Mayoux.

Heureuse initiative que celle de William Blake and Co ! Nous permettant de lire [1] ou, pour les détenteurs des Œuvres du poète publiées en 1976 par l’éphémère maison Peralta (le nom, dû à Mayoux, fondateur de l’enseigne, intégrait un hommage à Péret, dont il fut l’intime et, sur le plan poétique, l’allié le plus complice, le plus fraternellement à l’écoute de certaines longueurs d’onde), relire l’extraordinaire déferlement d’images que drainent des eaux franchissant une à une les écluses censées rendre leur cours navigable, les éditions qu’anime Jean-Paul Michel [2] nous livrent accès à l’univers d’un homme aussi séditieux aujourd’hui qu’hier : bardé d’humour, doté d’une capacité d’invention hors normes, révolutionnaire volontiers anticlérical, Jehan Mayoux, il en paya chèrement le prix, prison, déportation, ne cessa d’être un insoumis exemplaire.

Fils d’enseignants pacifistes, instituteur à son tour, il était né à Cherves en 1904, se liant fort tôt à la mouvance libertaire puis, dès 1934, au surréalisme. Bon sang ne saurait mentir : la septantaine sonnée, il prit soin de mourir à Ussel sur un pied-de-nez, le 14 juillet 1975. Ouvrant La rivière Aa, je relève ces vers :

Passant se dit d’un quidam comme des bestiaux héraldiques
En passant air de rien bouches entr’ouvertes ce sont filles
Parées vrais navires d’autrefois toute la terre
Dunes routes à plusieurs voies forêts marchés au poisson
Boulevards ombragés glaciers boutiques calamistrées ports
Plaines de blé autobus urbains marais coassants
Gares de pleine nuit sentiers de feuilles stades cafés de village
Décombres dans les dimanches de banlieue
Monde inconnu soudain reconnu souffle coupé
De bout en bout d’ouragan à pommiers en fleur
Fleurs chant aigu vire au rouge à flanc de corsage
Falaises piégées aux dentelles prairies tondues au feu de bois
Arbres gonflés de sang lumière en grandes écales

me demandant s’ils ne dépeignent pas un aspect notable de notre présent et si les pommiers, le sang, le souffle et la lumière continuent bien de chanter tandis que « des demoiselles de pensionnat peu vêtues / Rient à la manière des vitres quand le soleil grille sa première cigarette ».

Ailleurs dans le livre, il est question d’une « métropole provinciale ravagée par l’insomnie ». De ravissantes jeunes filles y aménagent « un gymnase où les insomniaques / Accompagnés de leurs perroquets viendront cuire des oranges à la broche / Emmailloter des momies factices épiler des tapis ». En ces temps de confinement et d’intense propagation d’un virus assassin, la suite paraît néanmoins rassurante : « L’épidémie conjurée les étudiantes repartiront / Sur les bicycles d’honneur que le bourgmestre leur offrira ».

La tentation d’élucider les énigmes du poème ou, chaussé de gros sabots, de patauger à l’intérieur d’une pitoyable explication de texte, serait toutefois vaine, La rivière Aa, laquelle coule naturellement de source, ne cédant pas un centimètre de ses multiples méandres à l’art douteux du dépeçage stylistique. Ses confidences et ses aveux, ses allusions demeureront donc en partie secrètes. Composée de deux chants, l’un rédigé entre décembre 1967 et mai 1970, l’autre entre février et avril 1972, cette ode, ou cette élégie, cette anabase et, peut-être, cette comédie foudroyante, répond de toute façon de l’individu qui tint la plume. Intègre, jamais avare de ses émotions, rappelant aux « Dames de la bourgeoisie libérale » que « La pièce de cinq francs qui tombe sur le comptoir / Vers minuit dans un bistrot qui va fermer / Fut éclat de silex sur un chemin bordé d’aubépines », l’essayiste narquois du Principe d’équivalence et du savoureux Traité des fourchettes développe, tout en l’illustrant au fil de son fleuve côtier, la thèse qu’il formula dans une non moins délicieuse Petite philosophie du surréalisme : « L’imaginaire est une des catégories du réel et réciproquement ».


[1] Édition bilingue, le texte est aussi présenté en anglais, traduit par Alice Mayoux et Sandra Wright.
[2] De Jean-Paul Michel, chez le même éditeur, on se reportera à Ce que peut un beau visage. Mémoire de Jehan Mayoux.

Retour à la liste des Parutions de sitaudis