La Voix endémique de Benoît Reiss par Lionel Bourg
Une voix.
Ni souffle ni respiration mais, comme infectée, tavelée de silence et de solitude, l’ébauche des premiers mots qu’un enfant épie quand il cède à la fascination des images.
Ce sont pourtant de piètres icônes. Rectangles de papier où l’on a reproduit des tableaux anciens, vignettes commémorant des événements historiques (prise de la Bastille, tranchées de Verdun, Saint-Louis rendant la justice sous un chêne, Gambetta saluant la foule depuis la nacelle de son ballon…), les estampes que ce môme contemple font bon ménage avec les photographies découpées dans un journal, les silhouettes d’ombre et les scènes pieuses qui, colorées de rose, de bleu, récompensent le zèle ou la sagesse du bon élève dont les parents sont fiers : n’est-il pas gentil, affectueux, plein de promesses, lui que l’on n’entend presque pas quand il parle et qui, non sans habileté, cultive le plus délicat des jardins secrets en collant toutes ces belles miniatures dans un cahier soustrait aux « devoirs de vacances ».
Pas un cri. Pas un geste déplacé : les mots qu’il pressent institueront le lieu où, dedans, dehors, l’apprenti locuteur, qui boite, trébuche à chaque syllabe, se tiendra debout, en équilibre, ces mêmes mots seraient-ils gravés sur les parois d’une grotte en laquelle, diffus, difficiles à saisir, « brillent les éclats, la présence minérale de la voix. »
L’aventure d’écrire alors n’est qu’un affleurement.
L’onde se cache, se mue en vertige, s’épanche, tombe, « neige noire de signes qui nous recouvre » ou « lentement bouleverse nos paysages. » L’effet n’en est perceptible que par strates, à l’intérieur de la chair ouatée des rêves qui se terrent sous les marnes, dans cette solitude, il faut le répéter, ce silence où s’articulent à présent quelques phrases.
Benoît Reiss n’explique pas. Il dit, écrit des mots et sa voix, cette voix, indécidable, saute de ruisseaux en ruisseaux avant de se lover dans les flaques d’ennui qui stagnent sous les tilleuls de la proche banlieue lyonnaise. C’est doux. Feutré mais déchirant, chaque enfance, chaque aube ou chaque balbutiement se détachant peu à peu du bloc de mutisme qui fut au hasard incarné.
À qui s’étonnerait de l’adjectif « endémique », l’écrivain, dictionnaire aidant, répond que la modulation malade, contagieuse, du murmure comme du grommellement que l’on écoute enfin, suinte de l’univers aphone, ou coi, réticent, dont il recueille le « sable mémorable *». Est-ce manière de fuir ? D’éluder la plaie sous-jacente et, résonnance close, abcès d’éternité frugale, cancer, hématome, nier tout en la dévoilant la gravité d’un mal dont la moindre syntaxe dépend. Je ne le crois pas. L’idiome perce ici. Prose, sans doute. Récit. Poésie. Benoît Reiss en détaille la genèse avec fermeté : « Quand la voix se suspend, le silence qui suit fait grandir un jardin : les mots poussent alors follement (chaos de floraisons jaillies en formes, nuances, couleurs nouvelles, naissances spontanées, multiples, épanouies en velours et épines). Les mots du poème ne se referment jamais. »
Mieux, ils s’ouvrent. S’offrent aux autres, lesquels n’apparaissent pas au cœur du livre pour gommer voire absoudre la séparation de qui, « un pied sur la terre ferme, l’autre dans le vide », progresse au bord d’une falaise d’où plus personne n’ose se jeter. Or ces autres sont seuls. Absents ou endormis, fraternels, silencieux. Ils sont la voix, peut-être. La béance des choses. La perte. L’origine.
Ailleurs, on lit que l’auteur « nomme “la voix endémique” mais ne [sait] pas ce qu’elle est. [Il] découvre comment deux mots choisis, assemblés dans l’instinct d’un instant peuvent faire faille, passage d’où s’échappe l’indéfini. Ce qui prend forme incessamment nouvelle. »
Ville ? Campagne ? Quartier tristement résidentiel ? Frontière ? No man’s land ? La détermination géographique sera sans importance puisque la faille, on le comprend maintenant, ou le langage, définit l’existence d’un site qui ne constitue pas un repaire mais épouse un lieu-dit, havre, cabane juchée à la fourche d’un arbre, simple endroit qu’il sera possible d’habiter : on y fera du feu, y aimera, chantera, goûtera le sel d’une précarité semblable aux « nuages de fumée que les enfants s’amusent à essayer de retenir dans leurs mains », comblant l’antique « besoin d’avoir sol » sans qu’il soit question de s’enraciner.
Dissipation, disparition, complète Benoît Reiss.
Son ouvrage les assume comme il l’en délivre. La parole commence quand on a su se taire.
* L’expression est d’Alfred Jarry.