Le fait de vivre de Stéphane Bouquet par Jean-Claude Pinson
Sens du beau
Qu’est-ce qui fait qu’un livre puisse à ce point enchanter, qu’on puisse le lire d’une traite, quand tant de livres de poésie (il n’en va guère autrement à vrai dire de bien des romans du jour) vous tombent des mains ? Pourquoi, au terme de ma lecture de ce Fait de vivre, puis-je dire que c’est un livre non seulement rafraîchissant, mais, dans la continuité des recueils précédents de l’auteur, un livre aujourd’hui tout à fait important ? – Essayons d’identifier un peu (n’est-ce pas le propre du travail critique ?) les ressorts et ingrédients du philtre.
Hannah Arendt écrivait il y a bien longtemps (en 1959), à propos des « peuples parias » et de la « perte en monde » radicale qu’il leur faut endurer (elle se référait aux Juifs), que cette perte se manifeste par une « atrophie » des organes au moyen desquels nous sommes en mesure de « correspondre » avec le monde. Lesquels organes sont avant tout pour elle le « sens commun » (compris non comme opinion et préjugé, mais comme capacité à s’orienter dans le monde) et le « sens du beau ».
Il me semble, toutes proportions gardées, que notre situation actuelle n’est pas sans parenté avec les « sombres temps » évoqués par Arendt. Depuis la fin de ce que Lyotard a naguère appelé les Grands récits (celui du Progrès n’étant pas le moindre), en mal désormais de sens commun et de sens du beau, désorientés, nous sommes en effet condamnés à ce que j’appelle une forme d’errance narrative (redoublée d’une errance prosodique). Ce faisant, nous ne parvenons plus à « aimer » un monde dont il est vrai que nous avons sans doute de plus en plus de raisons de le détester en même temps que de « vitupérer l’époque ». Dans ces dernières décennies, la littérature, la poésie, s’y sont abondamment employées, se faisant un devoir de « faire le négatif », comme si elles craignaient par dessus tout de se voir accusées d’emphase lyrique si jamais elles cédaient à la tentation de l’éloge. De cette poétique, Stéphane Bouquet continue, de livre en livre, à prendre le contre-pied, nous invitant, malgré tout, à « aimer le monde », et c’est particulièrement flagrant avec Le fait de vivre.
« J’atteste ici de la réalité du monde… ». Ainsi commence un long poème de la première partie du livre. À rebours d’une « acosmie » qui longtemps enfermait le poème dans le cercle barricadé du langage, c’est bien le monde qu’il s’agit pour Stéphane Bouquet, non pas de rejoindre (puisque déjà nous en sommes partie prenante), mais de simplement dire dans son immanence chatoyante. Il ne s’agit pas de foi, d’adhésion béate ; il ne s’agit pas de « se mettre à croire (bêtement) au monde » (la question n’a pas vraiment lieu d’être). Il s’agit simplement (mais le simple, comme on sait, est le plus difficile) de témoigner par le poème de la façon dont le monde ne cesse de nous « traduire ». Car le « fait de vivre » n’est au fond rien d’autre en effet que cette incessante traduction qui fait de chacun une « devise » convertie en mille autres possibles devises. Ce dernier mot ne doit évidemment pas seulement s’entendre en son sens monétaire habituel. Deviser, c’est aussi converser : nous sommes partie prenante d’une grande conversation ; l’être au monde n’est rien d’autre.
L’hymne, avec le désenchantement du monde (la « fuite des dieux » hölderlinienne) est devenu, pense-t-on, une modalité poétique désuète. Il n’a pu survivre que sous la forme de ce que Giorgio Agamben a appelé « l’hymne brisé », le poème émiettant la constellation de ses mots sur la page, pour mieux couper court à toute emphase. Ce temps « mallarméen » de la brisure de l’hymne n’est plus vraiment le nôtre. Célébrer, non pas exactement le monde, mais le simple fait de vivre, le « gérondif de l’existence », en ses modalités les plus ordinaires, voilà ce qui de nouveau est possible. Mais « célébrer » est encore, pour définir la poétique de Stéphane Bouquet, un terme excessif. Plus modestement, il s’agit de « certifier » l’existence, comme on le fait en chantant quand on fredonne sous la douche ; de certifier par la signature d’une parole ces moments de grâce où s’écoule le « fort/ tranquille panta rhei estival », où tout se passe « comme si/on avait frappé le diapason sur le fer idoine et désormais c’est le la universel… ». L’instrument de ce chant, de sa contre-proposition garantissant « la continuité, / c-à-d. le simple sentiment de la succession logique des jours/ou la certitude/ qu’il est possible que le monde », sera le « poema vulgaris dit aussi/ plebeianos ».
Stéphane Bouquet, s’il s’en tient à cette modalité « plébéienne », est cependant un inventeur de formes et de langue peu ordinaire. Rien de convenu dans la structure de ce Fait de vivre qui mêle allègrement le poème, le récit et la pièce de théâtre. Poésie poikilos, bariolée, qui créolise allègrement vers longs et vers courts (éventuellement avec notes afférentes), prose narrative et prose dialoguée. Tout un art du phrasé d’autre part est à l’œuvre, maintenant ensemble la continuité d’une voix et ses inflexions pleines de surprise au détour de la moindre articulation syntaxique.
Rarement le lecteur que je suis aura éprouvé un tel sentiment de fraîcheur, et c’est le mot de « grâce » (un mot schillérien*) qui vient à l’esprit au sortir de la lecture de ce Fait de vivre. On peut lui ajouter celui, aujourd’hui si décrié, de « beauté ». Arendt parlait de l’« atrophie » d’un « sens du beau » qui seul nous rend apte à aimer le monde. « Désatrophier » notre sens du beau, voilà ce à quoi s’emploie Stéphane Bouquet. Admirables de ce point de vue sont les longs poèmes du livre, en leur capacité sans pareille à saisir et à dire, à sensiblement penser, le plus ténu et le plus vif, le plus intense et le plus vrai, du fait pourtant banal de vivre.
Et non moins admirable la pièce de théâtre (« Le Dimanche de l’année ») qui, au milieu d’un livre très architecturé, en constitue comme la coupole et la clef de voûte. Il y est question d’une « journée réussie », de ce qu’elle est ou pourrait être pour les différents personnages : par exemple un moment où l’on « pourrait vivre dans une approximation de l’éternité », un moment où il suffirait qu’un enfant ait été « caressé » (et « c’était doux comme le ventre d’un hérisson »); ou bien le « sentiment de paix » éprouvé auprès de l’autre qui dort et dont écoute « le bruit régulier de la respiration comme quand des vagues viennent frapper en rythme contre la coque, la nuit, une nuit de bonace avec des milliards d’étoiles immortelles dans le ciel.… ».
Rien n’a lieu pourtant, pas d’événements, pas de péripéties, dans la dramaturgie de cette pièce. Rien n’y a lieu sinon le « il y a lieu » de la vie, sa palpitation à la fois silencieuse et bavarde, comme dans le théâtre de Tchekhov (discrètement évoqué quand apparaît le mot de « cerisaie » au détour d’une didascalie). Le tragique de la vie pourtant n’est pas évacué (« Lorsque nous serons tirés au sort un par un, une par une, dans la vieillesse et dans la mort »). Mais sans drame ni pathos, sa sombre devise étant constamment échangée en cette beauté de la parole qui travaille à extraire de cette même vie les parcelles de beauté qui font tout le prix de son tissu bariolé – qui font que sa tunique, malgré tout, n’est pas celle, empoisonnée, de Nessus.
* Pierre Vinclair l’a opportunément employé sur sa page Facebook pour qualifier ce Fait de vivre.