Clara Breteau, Les vies autonomes, une enquête poétique par Jean-Claude Pinson
Une profonde mutation, ces dernières décennies, a modifié le paysage poétique. Se démocratisant, la poésie s’est émancipée du champ étroitement littéraire pour devenir un art de la scène. Les performances en tous genres se sont multipliées au point que c’est d’abord sous cette forme orale que pour toute une génération (la plus jeune) la poésie existe. Les jeunes poètes ne sont-ils pas d’ailleurs issus aujourd’hui, principalement, des écoles d’art, plus qu’ils ne se sont formés dans les traditionnelles facultés de lettres ?
Mais voici que se découvre un autre et vaste territoire. On redécouvre que la poésie (ou quelque chose comme de la poésie), une certaine Idée de la poésie, est à l’œuvre bien au-delà du seul monde de l’art, même si c’est à bas bruit, à même l’acte le plus élémentaire d’exister. On redécouvre qu’un désir de poésie, de vie poétique transit depuis les temps les plus lointains nos modes d’existence, du moins ceux auxquels nous aspirons, comme s’il nous était essentiel de donner corps hic et nunc à un âge d’or qu’il s’agirait de retrouver pour jouir enfin d’une vie qui vaille la peine d’être vécue. Aspiration universelle, elle concerne chacun en ce qu’il aimerait que sa vie puisse prendre la forme d’un séjour (d’un ethos) poétique, où il pourrait retrouver quelque chose qui soit de l’ordre d’un Eden.
Et en effet, remarquait déjà Thoreau, il n’y a pas que le poème écrit ; il se peut qu’à son verso une vie poétique se fasse jour. Dans cette optique, l’adage hölderlinien selon lequel c’est « poétiquement » que l’homme véritablement habite (doit habiter) n’est évidemment pas affaire purement textuelle, qui ne concernerait que le seul poème et le seul poète. Il y a donc, au revers du poème, une « poétique du dehors », que j’ai tenté pour ma part de théoriser sous le terme de « poéthique ».
Le grand mérite du livre de Clara Breteau est d’abord d’avoir osé prendre le contre-pied de l’habituel dédain qui entoure l’idée selon laquelle c’est pour de bon qu’il importe qu’advienne une habitation poétique du monde (pour de bon, c’est-à-dire dans la réalité même des modes d’habitation, in concreto, et pas seulement dans les livres et les théories). Transportant l’idée d’une relation poétique au monde du domaine littéraire aux réalités anthropologiques (celles de l’habitat lui-même, au sens d’abord le plus matériel), se proposant « d’élargir le poétique au-delà du verbe pour en faire une propriété de l’expérience et une catégorie de la perception », Clara Breteau s’emploie à « prendre au sérieux et à-bras-le-corps le phénomène poétique dans toute son extension. » Pour ce faire, elle est allée y voir très près sur le terrain, enquêtant en anthropologue avertie sur une vingtaine d’habitats alternatifs, « autonomes », dispersés à travers toute la France.
L’enjeu est multiple. Il est tout à la fois « existentiel », esthétique, écologique et politique et c’est ainsi toute une « reconfiguration du poétique » qui se trouve engagée (à partir notamment d’une reprise et d’une redéfinition du vieux concept grec de poïesis).
Enjeu existentiel : quelle vie voulons-nous ? Comment faire pour que l’utopie d’un âge d’or (d’un Eden) ne soit pas qu’un incessant renvoi aux calendes grecques ; pour que le Royaume soit non pas céleste, mais Jardin terrestre hic et nunc ?
Enjeu esthétique, celui qui affleure par exemple à travers cette remarque : « Sur le plan visuel, les habitats sont dominés par des textures et matières multifacettes, scintillantes et kaléidoscopiques privilégiant le grouillement et le feuilletage des formes et couleurs : fenêtres et vitraux, surfaces brillantes, mosaïques, patchworks. Loin du style minimaliste souvent associé aux démarches écologiques dans les intérieurs urbains, cette diversité fait là encore écho à la richesse des stimuli sensoriels offerts par le foisonnement biologique. »
Enjeu écologique : le recours à la métaphore du métier à tisser, notamment, permet à l’auteure de souligner comment ces habitats autonomes (yourtes, bungalows, tipis, cabanes, « kerterres »…) reposent sur tout un métabolisme non prédateur au contact étroit du monde vivant. Bâtir, construire, produire de quoi se nourrir, tout cela relève désormais d’une « action organique » : « les maisons se développent et grandissent comme les arbres, par anneaux de croissance et enveloppes concentriques ».
Enjeu politique enfin : à qui, sceptique, argumenterait qu’un tel réseau de vacuoles, de poches de résistance, est bien incapable, tant il est aujourd’hui maigrelet, de faire obstacle à ce « monde effondré vers lequel nous nous précipitons à toute allure », l’auteure oppose qu’il importe, face à cette « science des effondrements » qu’est la « collapsologie », de développer « une science de tous ces balbutiements salvateurs » qui montrent qu’une autre voie est peut-être encore possible. De ce point de vue, les habitats autonomes sont comme des « canots de sauvetage de la chose politique ou, plus précisément, de son substrat et des conditions mêmes auxquelles celles-ci peuvent rester en vie ». « Documenter ces habitats et leurs nouvelles cultures vernaculaires, écrit Clara Breteau, c’est montrer que de nouvelles formes de vie sont capables de resurgir ». C’est par la même occasion redécouvrir et relégitimer ce à quoi ces cultures s’adossent, à savoir des modes de vie qui furent ceux de l’humanité (une humanité avant tout rurale) avant la domination planétaire du capitalisme. Peut-être alors pourra-t-on (Clara Breteau cite ici une formule empruntée à Léna Balaud et Antoine Chopot) se saisir d’« une entente renouvelée, terrienne, du communisme. »
Et l’auteure d’ajouter que cette question du vernaculaire est indissociable d’une prise en compte du fait colonial. D’ailleurs, c’est par le biais de l’écologie, qu’elle a pu elle-même retrouver « le fil enfoui de [son] histoire coloniale ». « Fils d’un guérisseur chaoui assassiné pendant la guerre d’Algérie, mon père, écrit-elle, a émigré en France et a travaillé toute sa vie comme laveur de carreaux ».