Nuno Júdice, Le mythe d’Europe par Jean-Claude Pinson
« LITTORALITÉ »
On appelle « laisse de mer » l’espace intermédiaire où la marée vient déposer sur les plages toutes sortes de débris et déchets, naturels ou d’origine humaine. On y peut trouver divers résidus organiques (algues, coquillages, os de seiche…), aussi bien que du bois mort ou… des bouteilles en plastique. Plus rarement, ce peut être, sur le littoral méditerranéen, des fragments de tessère ou de majolique témoignant de civilisations disparues. Mais aussi, dans le tragique d’aujourd’hui, les carcasses de barques de migrants naufragés (« les yeux ouverts vers les fonds »), et parfois leurs cadavres, comme ce fut le cas de ce très jeune enfant retrouvé mort en 2015 sur une plage de Turquie, dont le nom, Aylan Kurdi, apparaît au détour d’un poème.
Tantôt mer, tantôt terre, la laisse de mer est le milieu par excellence de l’indécision. Catégorie essentielle au poète, la notion d’indécision (indecisão), nullement péjorative, n’est pas une catégorie psychologique, mais existentielle et ontologique. Elle définit d’abord la façon dont le monde apparaît au poète, son type de donation. Le monde que nous habitons est en effet un « monde obscur, aux lois et directions invisibles », écrivait Júdice dans un livre antérieur (Méditations sur des ruines).
Au « littéralisme » et au minimalisme qui ont pu prévaloir chez certains des poètes portugais contemporains (ceux du groupe Poésie 61 notamment), Júdice oppose une poésie ample et narrative qu’on pourrait dire « littoraliste ». Facile jeu de mots ? Pas tout à fait, car nombreuses sont, dans ce dernier livre, les occurrences du mot « littoral » (« Je leur donne la carte du poème, les lignes nettes du mot,/ le littoral de la phrase qui se termine dans une falaise/ de cendre. ») – et non moins les références à des paysages de bord de mer (« Combien de fois ai-je traversé la page, comme on/traverse une plage, pour suivre la berge du poème ?... »).
« Littoraux », « maritimes », les poèmes de Júdice le sont assurément, littéralement et dans tous les sens. En leurs flots de vers longs et leur afflux surabondant d’images (mais il est nécessaire toutefois, dit un poème, que celles-ci « s’effondrent »), leur écosystème, à l’instar de la laisse de mer, est un dépôt de débris divers où la vie trouve à se dire en son énigme sans cesse renouvelée comme se renouvelle la marée. « Le vers long, explique le poète, ne correspond pas à un désir ou à une nostalgie de la prose, mais à un retour au verset, c’est-à-dire à cet instant original où il n’y avait pas de séparation entre vers et prose ». C’est la grande souplesse de cette forme, son indécision, le type d’énonciation qu’elle favorise (entre lyrisme et narration) qui permet d’accueillir dans le poème des fragments très variés et de les faire tenir ensemble, thématiquement et musicalement.
Vaste recyclerie, le poème dessine ainsi un espace métissé, impur ; un lieu d’incertitude et de mélanges, un lieu poikilos (bariolé), marqué par la diversité des sédiments qui s’y trouvent déposés. Ainsi peut-il faire communiquer plusieurs mondes et plusieurs époques. Ainsi les frontières entre les morts et les vivants les frontières peuvent s’abolir. Dante, comme on sait, se laissait guider par Virgile aux Enfers. Dans le poème intitulé « À Vila do Conde avec Antero », tandis que lui parvient du couvent qui domine la ville « le son amer d’un requiem d’autrefois », le narrateur s’imagine entrant en dialogue avec le poète Antero de Quental (1842-1891), alors que celui-ci s’apprête à regagner ses Açores natales pour s’y suicider.
Dans un livre antérieur, rapportant un souvenir d’enfance où la lecture de l’Enéide se trouve mêlée à l’expérience de voir agoniser son grand-père, Nuno Júdice notait semblablement qu’il était à son insu « à la frontière de plusieurs mondes », celui des morts et celui des vivants. « L’incertitude », tel est le « dogme » que l’enfance a laissé au poète. Plus largement, au-delà de l’enfance, elle définit la condition du poète, « condamné à errer dans [un] “no man’s land“ ». À l’inverse des esprits cartésiens, il est de ceux « qui échangent l’évidence contre / l’indécis ».
À cette poétique de l’« indécision » et de l’« incertitude » correspond un art savant du contrepoint, où diverses lignes ne cessent de s’entrelacer. La séquence finale des 10 poèmes qui donne son titre au livre en donne le plus parfait exemple. S’y entrecroisent en effet récits mythologiques et références à l’actualité la plus immédiate : Europe, la fille du roi de Tyr enlevée et violentée par Zeus déguisé en taureau, y est la sœur de ceux « qui sont sans visage, sans rien, ont traversé les déserts/ et les ruines pour atteindre la berge dont ils rêvèrent un jour ».
L’Histoire d’aujourd’hui, celle que chroniquent journaux et médias, celle qui a lieu sous nos yeux, est ainsi mise en relation avec ses strates les plus anciennes, là où elle s’embrume de légendes et de mythes, se perd dans l’incertain. Au périple d’Enée, à son odyssée d’une rive à l’autre de la Méditerranée, fait écho l’épopée de ces migrants quittant les côtes proche-orientales ou africaines pour tenter de rejoindre l’Hespérie, cette Europe tant espérée, dont le mythe hélas bien vite se révèle illusion.
Ouvrir « le livre ancien d’un continent de peuples/disparus », invoquer la figure antique de la belle phénicienne, c’est ainsi faire vaciller nos certitudes géopolitiques : « Je t’ai appelée Europe, mais tu pourrais être Syrie, Babylone, la Phénicie, / Alep et Palmyre, la simple nomade d’un désert que/ tous les destins maudissent. »
« Je suis ici, aux portes du néant, / à la recherche de ma propre voix », écrit le poète au seuil du premier chant de ce Mythe d’Europe. C’est dire que le sujet de l’énonciation n’est aucunement donné d’avance, qu’aucun ton n’est d’emblée assuré, que toutes les voix doivent être essayées et que le poème ne pourra s’écrire (et sa strophe « s’équilibrer ») que sur les ruines des divers chemins rhétoriques empruntés. La poétique de l’indécision à l’œuvre dans le poème est ainsi sous condition d’une intranquillité foncière de l’énonciation. Mais cette incertitude d’un sujet poétique en manque de sa voix a un revers fécond : elle rend possible une poésie polymorphe où tous les registres et tous les tons sont convoqués, du plus prosaïque au chant lyrique (de nombreux poèmes relèvent ainsi de la lyrique amoureuse), en passant par l’énergie d’une narration épique sans cesse relancée (réamorcée par exemple par l’anaphore d’un « Et… »). En outre, ce vide énonciatif est aussi ce qui rend possible la prise en compte « des bouches qui ont perdu/la voix » (tels sont les tout derniers mots du livre).
La méditation sur l’existence et l’humaine condition poétique (son impossibilité aussi bien), la réflexivité du poème, sont constantes dans la poésie de Nuno Júdice. On trouve ainsi plusieurs poèmes qu’on pourrait baptiser de « poèmes-théorèmes ». Ils traitent d’une question proprement philosophique (celle par exemple des jugements synthétiques a priori chez Kant), mais ils le font selon une modalité, narrative le plus souvent, qui a peu à voir avec le déploiement d’un raisonnement philosophique :
« En province, lorsqu’on m’a donné du bouillon vert, j’ai mis
des croûtons de pain pour épaissir la soupe et fait d’une pierre
deux coups : le pain et les légumes. Jamais je ne me suis interrogé
sur l’origine de cette habitude paysanne jusqu’à ce que, dans
la biographie de Kant, j’appris que lui aussi trempait
son pain dans la soupe, que c’était le premier plat de son repas
philosophique ; venait ensuite le poisson ; et pour finir une viande
rôtie, avant un pudding au fromage qui
emportait les nuages. […] »
On pourrait dira alors, reprenant les catégories de Schiller, que Júdice est un poète éminemment « sentimental » (c’est-à-dire « réflexif », sinon ironique). Ce serait toutefois méconnaître le côté très concret, très sensuel, très immédiat, d’une poésie riche en notations sensibles et très circonstanciés micro-récits. Ce serait ignorer son caractère en somme « naïf », même si la « simplicité des Anciens » ne peut être, aux yeux des Modernes que nous sommes, que contestée (parce que d’abord impossible à retrouver) : « certains contesteront :“Où/est l’obscurité nécessaire pour que le poème/ nous élève au plan de l’invisible ?“ »
À sa manière, l’obscurité est aussi une lumière ; un autre soleil, une autre lumière que celle de l’Idée platonicienne. À la logique philosophique, à sa dialectique ascendante tendue vers une transcendance, le poème pensif oppose une lumière rasante et une dialectique immanente, qui sans cesse nous reconduit au monde plutôt qu’elle ne nous invite à le quitter. C’est entre obscurité et ligne claire, à mi-chemin de la « naïveté » et de la pure réflexivité pensante que se tiennent les poèmes de Júdice. À fréquenter leur clair-obscur, à faire l’épreuve en eux du chatoiement du clair et de l’obscur, le regard du lecteur finit par s’accoutumer. À leur lumière étrange, au bout du compte, « tout apparaît clair ». Le poème peut alors, écrit l’auteur dans Lignes d’eau, dispenser une connaissance sui generis qui est une « connaissance de la vie » : « la lecture du poème remplace parfois/ la connaissance de la vie, celle que l’on nomme aussi/la vision du monde. » Indécise plutôt que certaine, cette connaissance tout en clair-obscur n’est pas une connaissance intellectuelle, mais plutôt une connaissance pratique, une sorte de phronésis propre à la poésie – propre à sa « prophétie », si l’on prend ce dernier mot en l’arrachant à son horizon astrologique.