Quel avenir pour la cavalerie ? de Jacques Réda par Jean-Claude Pinson
Adieu au vers ?
Le vers, le vers français (à la métrique avant tout syllabique) a-t-il encore un avenir ? Loin d’être assurée, la réponse semble pour Jacques Réda pencher plutôt vers la négative. « Sale temps » en effet, selon lui, « pour grenadiers et voltigeurs du vers », tant il est vrai que la poésie, comme le notait déjà Roubaud en 1978 (dans La Vieillesse d’Alexandre), a « changé de base » (et Roubaud de poursuivre ainsi : « La métrique est morte avec l’alexandrin qui ne se survit plus que comme émigré, tailleur de pierres pour mausolées, anachronisme aristocratique rêvant à une impossible restauration »).
Avec l’oreille musicienne qu’on lui connaît, Réda revisite toute l'histoire du vers français. Question qui n’est « modeste » qu’en apparence, car en réalité l’affaire prosodique conduit l’auteur à interroger un devenir de notre langue dont le vers est le « sismographe ultrasensible ». C’est lui ainsi, le vers, qui, « aux environs de 1870 », « enregistre les premières vibrations d’un glissement de la langue vers un état chaotique », alors que « c’est le processus inverse qui l’avait progressivement tirée du désordre précarolingien ». Courbe ascendante, stabilité, puis courbe retombante et crise finalement.
S’il y a chez l’auteur la nostalgie (ce n’est évidemment pas un « crime ») d’une époque révolue où ledit vers français avait atteint une sorte d’équilibre (un équilibre « lentement conquis » dont on trouve trace encore chez Apollinaire), nulle tentation néanmoins de restaurer quoi que ce soit, de rejouer dans l’ordre de la poésie un « revivalisme » confortable et rassurant qu’il juge sans intérêt dans le domaine du jazz. C’est au contraire l’inquiétude qui traverse sa réflexion et c’est elle qui fait le grand intérêt de cette « histoire naturelle du vers français ». Inquiétude, là où tant d’autres continuent comme si de rien n’était dans la voie passablement usée elle aussi (et non moins contrainte, quoique en sous-main) du « vers libre standard » (Roubaud). Et inquiétude non seulement quant au vers et à la poésie, mais aussi quant à la langue (le « vieux vaisseau Langue Française » qui « donne de plus en plus de la bande ») – et même quant au langage humain en général, sur toute la planète confronté « au volapük du Robot qui entend venir à bout de sa liberté, comme tous ses alliés du Progrès sont en train de parachever l’élimination des autres espèces, en attendant la nôtre ».
Réda cependant n’a cure d’être ou non « absolument moderne » (« ce dogme » tiré d’une formule de celui, Rimbaud, qui fut, écrit-il, « le moins dogmatique des poètes »). Le cavalier Réda a, comme on sait, jugé bon pour sa part, depuis longtemps maintenant, de remettre en selle le vers régulier (compté et rimé), de renouer avec celui (l’alexandrin) que Mallarmé appelait « l’instrument héréditaire ». « Le prix à payer, ajoute Réda, étant bien entendu un silence incompréhensif ou réprobateur et pour le moins soupçonneux, parfois jusque dans le champ de la morale politique, où l’assurance de détenir la Vérité autorise insultes, proscriptions, voire exécutions allègrement prononcées ». Stigmatiser cette démarche en lui appliquant l’épithète politique de « réactionnaire » n’est en effet guère avisé. Sous cet angle, mieux vaudrait s’en tenir à ce qu’écrivait naguère Roubaud, refusant de confondre approche « théorique » et diktat « terhorique ». S’il proposait de distinguer, dans l’affaire du vers (de sa crise), un côté tory (conservateur) et un côté whig (libéral), c’était en un sens tout métaphorique, seulement analogique. Pour le reste, ajoutait Roubaud, ces catégories n’équivalent pas à un jugement de valeur ; elles « ne désignent pas ce qui est bien », ce qui est « bonne ou mauvaise poésie ». Réda, d’ailleurs, si l’on prend en considération l’ensemble de son œuvre, peut difficilement être rangé tout uniment dans l’un ou l’autre parti. Par bien des côtés, comme en témoigne la grande diversité des auteurs qu’il met en avant, c’est un électron libre, un député non-apparenté de la Chambre des Communes poétique.
Ce qu’on a coutume d’appeler modernité « négative » repose sur l’axiome que l’humain est d’abord, en tant qu’être de langage, dans la séparation, la non-réconciliation avec le monde. Il est selon, une formule d’Artaud que Christian Prigent aime à citer, un « partant ». Mais si l’homme est tributaire de cet « archi-événement » qu’est, pour sa condition, le langage, il n’en reste pas moins tributaire également d’un « archi-mouvement » de la Vie, de la Nature, dont il est, comme tout vivant, partie prenante. L’appartenance, non moins que la séparation, définit donc sa condition. Or il est clair que c’est de ce côté-là, celui de l’appartenance, que penche le poète et théoricien Jacques Réda. C’est d’abord chez lui, primo, une physique (au sens des Présocratiques), une métaphysique du rythme, en tant qu’il « informe tout ce qui se meut », qui permet de comprendre cette inclination poétique propre à l’homme : « Capté, peut-être captivé par le vers qui fut et reste, même “libre“, au moins symboliquement son lieu d’élection dans le langage, le rythme a inscrit le sens de notre appartenance à un tout, et dans une réciprocité dansante » (c’est moi qui souligne). Et, deuxio, parce que la musique joue « un rôle capital dans notre appréhension du rythme », il est logique qu’elle soit, sous une forme propre, essentielle au vers, à sa prosodie. Ce qui importe alors, pour un vers, c’est son « swing », sa capacité, à faire entendre, sentir, aussi impondérable soit-il, le dynamisme d’un « balancement » où s’éprouve le « lien vivant, organique » qui nous rattache au « rythme universel ». Pour peu que sa « régularité rythmique » ne se transforme pas en un « bercement endormeur », le vers, en son « renversement » (les lettres en italique sont de Réda), en sa « tourne », est en mesure, à l’instar du « riff » dans le jazz, de procurer au lecteur un haut degré d’« euphorie » (nous sommes donc bien, je le note au passage, dans une logique qui contre-effectue le « négatif »).
Plus encore que la césure et la diérèse, essentiel à ce swing prosodique si particulier du vers français est la présence évanescente du « e » muet, « en ce qu’il joue un rôle déterminant dans le mouvement du vers, en se dérobant d’un pas ailé, feutré, qui en assure paradoxalement le dynamisme. » C’est lui en effet qui, presque toujours, « en sa quantité irrationnelle », est « le pivot ou l’appui », le « ressort », sur lequel peut s’opérer un allongement syllabique qui confère malgré tout au vers français une forme d’accentuation sans laquelle il tomberait dans la plus constante monotonie.
Mais le vers s’use, et « à force d’exercices, il se retrouve perclus de rhumatismes, presque impotent ». Il se « desserre » (mot mallarméen) ou se contracte à l’extrême, et le « e » muet, cette « pure merveille pneumatique » (Réda), « sur lequel reposait tout l’échafaudage, toute la tension de la poésie » (Roubaud), tend à s’effacer (jusqu’à cette disparition dont Perec a fait le roman que l’on sait). Ou du moins sa présence comptée devient incertaine et aléatoire. C’en est alors fini du vers classique. Il devient chose du passé. Mais « monument », il continue néanmoins de hanter notre prosodie (en vers comme en prose). Et c’est pourquoi sans doute un fond de mélancolie ne peut qu’habiter aujourd’hui le poète. Il en vient à regretter l’équilibre et le swing du vers d’autrefois. Mais en même temps il est « las à la fin » de la prosodie régulière des classiques : « si nous aspirons à l’intemporel, un contact “passagèrement“ prolongé avec lui peut finir par nous ennuyer, animaux du temps que nous sommes. Celui de l’alexandrin comme celui des quatre temps égaux des grands orchestres du jazz dont se sont lassés ceux qui y avaient fait leurs premières armes (Gillespie, Powell, Parker) ».
C’est avec Rimbaud et Lautréamont que la « désagrégation du vers » atteint son stade ultime. L’un et l’autre ont « touché au vers ». Le second en écrivant des Poésies où le vers est absent. Le premier, après s’être essayé au vers dit libre (Marine et Mouvement), en vient à la « prose prosante » de la Saison en enfer, avant de ne plus écrire que les lettres et autres factures pieusement recueillies dans le volume des Œuvres complètes de la Pléiade. Réda en donne un exemple, extrait d’une lettre au Consul de France à Aden : « 14440 fusils à Thaler 7 10 080…. ». Document qu’il commente ainsi : « Mille ans après la Séquence de sainte Eulalie cantillée en dialecte préfrancien d’oïl sur les bords de la Scarpe au temps de Charles le Chauve, ce fut, en français pré-tardif laconiquement chiffré, le document qui permet de dater de novembre 1887, à Harar, le passage décisif du vers français, instrument périmé du “poétique“, à un état que les érudits de l’avenir – s’il en reste – jugeront aussi énigmatique que les pièces des commissaires aux comptes de Sumer ».
Réda s’est donné comme règle de ne pas parler de « l’extrême contemporain » – de ne citer aucun poète vivant (seule exception, Henri Droguet, dont quatre vers figurent en épigraphe du livre). Si bien que son analyse, comme il sied à une histoire, est avant tout rétrospective. Et quand il envisage l’avenir, ce n’est pas à partir du présent vivant de la poésie, mais, plus largement, à partir de ce qu’il diagnostique comme une « décomposition » de la langue française, sur fond de laquelle se peut lire « une déconfiture du vers ». De cette décomposition, Réda voit un signe marquant dans la « dichotomie » croissante entre le modèle « fixé et figé » en usage chez les diverses catégories de « lettrés » et une « langue parlée courante en voie d’évolution rapide ». Cela ne l’empêche pas toutefois de faire l’hypothèse qu’elle (la langue française) « puisse se sauver elle-même en en devenant une autre ».
S’il ne parle pas de notre aujourd’hui immédiat, on lui saura gré cependant de faire droit, au terme de cette histoire, à des poètes de la première moitié du XXème siècle quelque peu oubliés. Par exemple à Valery Larbaud et son étonnant poème en langue « joycienne » (celle de Finnegans Wake) intitulé « La neige » : « Un año mas und iam eccoti mit uns again/ Pauvre et petit on the graves dos nossos amados édredon… ». Ou encore à Jean-Paul de Dadelsen et son vers très allongé, qui, « conversant », « fait la plus large place à la contrainte naturelle du souffle ». À Armand Robin également, dont le « polyglottisme », écrit Réda, s'est exercé au profit de la poésie universelle dont il a amené au français des représentants d'une vingtaine de langues.
Où en sommes-nous aujourd’hui en matière prosodique, si le vers français est devenu « un instrument périmé du “poétique“ » ? Errant désormais dans une « Sibérie prosodique », sommes-nous sur le point de passer à quelque chose d’autre, de radicalement autre, en même temps qu’en route vers une « nouvelle langue », comme semble le penser Jacques Réda ? C’est du moins ce qu’on peut déduire d’un parallèle implicite qu’il fait avec la situation du jazz. Avec Coltrane puis Ornette Coleman et le free-jazz, écrit-il dans son Autobiographie du jazz, a commencé « une aventure où se consommera la fin du jazz proprement dit ». Dans la foisonnante, luxuriante Amazonie du post-jazz, le swing pourtant se perpétue, sous des noms et formes nouvelles, de l’afro-beat au hip-hop en passant par l’électro-jazz. Et si l’on parle de groove plutôt que de swing, c’est bien de « balancement » rythmique que toujours il s’agit. En va-t-il de même dans le monde plus étriqué d’une poésie post, une poésie venant après le vers français ? Il faudrait ici prendre le temps et la peine d’un inventaire prosodique semblable à celui que Jacques Roubaud établissait en 1978 dans les derniers chapitres ce livre majeur qu’est La vieillesse d’Alexandre.
À défaut, je noterai d’abord que le chaos prosodique qui aujourd’hui prévaut signifie, au plan politique, en l’absence de tout « mètre national » de substitution, un non-partage prosodique. Nul rythme ne s’impose à tous, sinon celui, scandé et amplifié par les media, du slam et du rap (et encore n’est-il dominant que pour certaines couches de la population). Il n’en allait pas de même avant la « crise de vers ». L’alexandrin demeurait encore puissant, au début du XXème siècle, pour toute une société que le vers hugolien avait pénétré jusqu’en ses couches les plus profondes, les plus éloignées des milieux lettrés.
Toutefois, du non-partage prosodique advenu avec l’érosion du mètre national, il n’y avait pas lieu nécessairement, pour Mallarmé, de se désoler. « Fondamentale », la crise, était aussi, selon son mot, « exquise ». Car « affranchie d’un compteur factice », l’oreille moderne est mieux en mesure ainsi de s’individualiser. La poésie non seulement peut être faite par tous, mais chacun (« quiconque », écrit Mallarmé) peut aujourd’hui se composer un instrument singulier et « en user à part et le dédier aussi à la Langue » (c’est moi qui souligne). Plus que jamais, en matière prosodique comme en d’autres domaines, nous sommes bien à l’âge de l’individualisme, et si « toute âme est une mélodie qu’il s’agit de renouer », chacun est en mesure, ajoute Mallarmé, « de s’exprimer non seulement, mais de se moduler à son gré » (c’est moi qui souligne).
À cette « crise de vers », Mallarmé a lui-même voulu échapper par l’invention d’une nouvelle métrique, celle, unique, du Coup de dés. Est-il ainsi parvenu à produire « une poésie, un vers, un mètre réellement nécessaires » ? C’est ce que Quentin Meillassoux s’est efforcé de démontrer dans son essai intitulé Le Nombre et la sirène. Le philosophe y voit à l’œuvre, enfoui dans l’espace du fameux poème, « ultimement délivré par un code secret », un Nombre qui, s’identifiant au Hasard (un hasard « nécessaire et infini »), « posséderait l’éternité inaltérable de la contingence même » et serait ainsi en mesure, par sa « partition de mots », de fournir « la source légitime du nouveau culte ». Car c’est bien pour Mallarmé une « religion du Livre », « religion civique suppléant à un christianisme déficient », qu’il importe de fonder, quand est venu l’âge de la déshérence pour la messe catholique et son eucharistie.
On peut douter cependant que l’auteur du Coup de dés, ce faisant, ait vraiment réussi, non seulement à fonder, par le poème, cette religion civique dont il a eu l’ambition, mais simplement à produire une prosodie capable de se substituer durablement au ci-devant régime métrique de l’alexandrin. Après celui-ci, nulle métrique qui soit vraiment l’objet de ce très large partage prosodique dont avait pu bénéficier le mètre « national » rendu populaire par Hugo. Au contraire, note Réda, chacun se barricade dans la forteresse de sa prosodie propre, « transformant à chaque fois l’interactivité du texte et de sa lecture en un nouvel effort dans l’art d’une sorte de poliorcétique » (le terme désigne, chez les Anciens, l’art d’assiéger les villes).
Post-mallarméenne, notre situation est aujourd’hui celle de la très grande dispersion prosodique. Nous sommes toujours dans cette situation de « latence métrique » que diagnostiquait Roubaud en 1978. Il ajoutait : « N’étant pas prophète, je ne peux décrire comment la poésie et la non-poésie sortiront de la “crise de vers“ prolongée ». Prophète, je le suis encore moins, ne pouvant au mieux que sommairement décrire comment je vois le panorama d’aujourd’hui.
Je dirai ainsi que nous sommes à la fois après (post) Mallarmé, l’attraction du mètre national s’étant considérablement en un siècle affaiblie ; et qu’en même temps ce n’est qu’à la lumière de Mallarmé, d’après lui (selon lui), que nous pouvons juger de l’actuel état des choses quant à la poésie, si l’on veut bien admettre son axiome posant qu’au fond tout est vers dès lors qu’on écrit.
On pourra ainsi décrire tout un spectre, du vers libre (mais raccourci et serré) de Philippe Beck, à la prose « prosante », essayistique, très éloignée du vers, de Nathalie Quintane, en passant par le prosimètre « densément desserré » de Dominique Fourcade ou le quasi-verset de Stéphane Bouquet. Le vers régulier (compté et rimé) continue cependant sa route, y compris chez des poètes d’obédience bien peu tory, tels Jacques Roubaud et Christian Prigent, ou encore, dans la jeune génération, Pierre Vinclair. À quoi on ajoutera, la prose narrative, de bout en bout hantée par le vers, d’un Pierre Michon, confirmant s’il en était besoin la conviction de Mallarmé selon laquelle « en vérité il n’y a pas de prose » et que « le vers est partout dans la langue où il y a rythme, partout excepté dans les affiches et la quatrième page des journaux ».